S’il ne fallait lire que deux livres sur la réunification des deux Allemagnes, je recommanderais à celles et ceux qui lisent l’allemand (en attendant une traduction) la lecture des derniers livres de Christoph Hein et de Daniela Dahn, en plus du roman d’Ingo Schulze. Sur un sujet aussi sérieux, Hein et Dahn ont écrit avec un tel humour que j’ai dû plus d’une fois interrompre ma lecture pour éclater de rire. La fin de la success story des trente dernières années de l’Allemagne a bien sonné et l’avenir qu’elle s’est elle-même largement préparé est préoccupant.
Christoph Hein, Gegenlauschangriff. Anekdoten aus dem letzten deutsch-deutschen Krieg [Contre-écoutes (clandestines). Anecdotes sur la dernière guerre germano-allemande]. Suhrkamp, 122 p., 14 €
Daniela Dahn, Der Schnee von Gestern ist die Sintflut von Heute. Die Einheit – eine Abrechnung [Après la neige d’hier, le déluge d’aujourd’hui. L’unification : un règlement de comptes]. Rowohlt Taschenbuch Verlag, 288 p., 14 €
On commencera par le livre de Christoph Hein, écrivain connu car traduit chez nous depuis plus de trente ans. Souvent invité en France avant la chute du Mur, il ne recevait généralement pas l’autorisation de s’y rendre. On le disait « souffrant ». Une des rares fois où il l’avait reçue, il était tombé réellement malade, obligeant Nicole Bary, sa traductrice, à préciser au grand dam des officiels est-allemands : « et cette fois, c’est la vérité ».
Dans ce recueil d’anecdotes, Hein n’emploiera jamais le mot « réunification » (ou « unification », comme aiment à préciser les historiens pointilleux, la somme de tous les Länder actuels ne correspondant plus au territoire initial du Reich), mais parlera de « l’entrée de la RDA en RFA » (ou encore de « la fin de la guerre germano-allemande »). Christoph Hein ne s’entendit-il pas dire, lors d’une des nombreuses rencontres où l’Ouest faisait mine de recoller les morceaux : « Que les choses soient claires, c’est votre soi-disant République Démocratique Allemande qui rentre dans la République Fédérale Allemande, et non l’inverse. » Foin du souhait des dissidents est-allemands de refonder une Allemagne qui allierait les aspects positifs des deux anciennes en la dotant d’une nouvelle constitution ! On allait finalement garder la même en arguant d’un article douteux comme les juristes savent en dénicher. Dès lors qu’accolades et embrassades étaient terminées, il ne restait plus qu’à mettre au pas le pays vaincu : Gleichschaltung, comme on a pu dire en d’autres temps.
C’est précisément d’anecdotes sur la Gleichschaltung que nous régale Christoph Hein. Celle, par exemple, de cette dame prenant son thé un certain jour de novembre 1989 dans l’un des plus élégants cafés de Munich et qui, levant les yeux, aperçoit sur l’écran de TV installé pour l’occasion des manifestants à Dresde ou à Leipzig brandissant la banderole avec le célèbre slogan « Wir sind das Volk » et qui s’exclame : « Vous êtes le peuple ? Eh bien, restez-le ! »
Ou celle, plus édifiante encore, que Hein tint de l’évêque de l’Église luthérienne de Berlin-Brandebourg, Gottfried Forck. Cet homme respirait tellement la sérénité et la bienveillance que, face à lui, les policiers perdaient toute agressivité et c’est ainsi qu’il aurait empêché bien des arrestations lors des manifestations de l’automne 1989. Contrairement à la RFA, l’Allemagne communiste, on s’en doute, avait aboli l’impôt versé à l’Église qu’en 1935 le régime nazi, ou plutôt Goebbels en personne, avait décidé de faire transiter par l’État. Les églises de RDA vivaient donc de dons, quêtes et collectes dans les rues où même les athées, voire les membres du Parti, versaient généreusement leur obole, tout un chacun sachant combien l’Église suppléait les carences de l’État est-allemand qui, par manque de personnel, problème récurrent de cet État, avait du mal à s’occuper des malades et des indigents. Mais voilà qu’à peine la guerre germano-allemande terminée, l’impôt jamais aboli en République fédérale fut rappelé au bon souvenir des Églises de l’Est. Forck tenta d’argumenter : il redoutait que l’introduction de l’impôt fasse fuir les fidèles. On lui rétorqua que c’était à l’État de décider et que l’Église n’avait qu’à s’incliner. Il chercha alors à en comprendre la raison. C’était très simple : l’impôt prélevé automatiquement sur le salaire était reversé par l’employeur à l’État qui en prélevait à son tour 30 % avant de remettre le reste aux églises. Et, conclut Hein, quoique les salaires de l’Est fussent bien moindres (ils le sont encore) que ceux de l’Ouest, 30 % de peu, c’est mieux que rien du tout. Il n’y a pas de petits profits.
Écrivain apprécié, sur lequel, comme le lui fit savoir non sans dissimuler son regret un journaliste du Spiegel, on n’avait rien trouvé de compromettant dans les dossiers de la Stasi, Christoph Hein fut invité au spectacle de la réduction drastique des lieux culturels de l’État vaincu. Ainsi, lorsqu’on décida de réunifier les deux académies des arts, et tandis qu’à Tokyo avait lieu une semaine Heiner Müller dont New York projetait aussi de présenter plusieurs pièces, fut-il obligé d’entendre un peintre célèbre s’exclamer : « Où connaît-on ce Müller, à part en RDA ? » Invité pour donner son avis, il fallait bien donner le change, Hein rencontra lors de ces réunions des personnages plus pittoresques mais finalement aussi redoutables que les anciens fonctionnaires de la culture est-allemands. Certes, ces derniers lui avaient rendu la vie dure, mais il avait pu de temps à autre les berner (au tout début de l’introduction de l’ordinateur, il lui avait suffi de changer de police de caractères pour montrer combien il avait retravaillé son texte ainsi qu’on ne manquait pas de le lui demander).
C’est ainsi qu’il rencontra Ulrich Eckhardt, un intrépide manager responsable de toute manifestation estampillée « culture » de l’Allemagne de l’Ouest. Voyageant sans relâche à la recherche de nouvelles tendances et de nouveaux talents, pour chacun des 365 jours de l’année, Eckhardt avait un programme à proposer aux scènes de l’Ouest, et même pour le 24 décembre il pouvait encore caser une rencontre avec une troupe de Bethléem. Tout l’opposait au sédentaire et peu mondain berlinois de l’Est Christoph Hein, et pourtant tous deux réussirent parfois à limiter la casse. Bonn, encore capitale, avait dressé la liste des institutions culturelles à « évaluer ». La tâche était rude. Le commissaire chargé par Bonn de mettre de l’ordre dans la scène est-allemande n’en revenait pas : « Monsieur Hein, je rentre de Thuringe et de Saxe. Il y a un orchestre symphonique tous les 30-40 kilomètres ! Il faut au plus vite ramener cela aux normes de l’Ouest ! » Sur la liste se trouvait le Friedrichstadtpalast, les Folies Bergère de Berlin-Est. Les jambes (étatisées) de dames étaient la risée des messieurs de Bonn. La disparition du palais « propriété du peuple » semblait imminente et chagrinait Christoph Hein qui se lança dans sa défense. Non pas qu’il eût fréquenté le palais, il n’y était allé qu’une fois, d’ailleurs pour écouter Louis Armstrong, mais il en recevait des billets gratuits et c’est ainsi qu’il payait les réparations de sa maison de campagne : une nouvelle plomberie contre quelques billets d’entrée. Sans doute fut-il particulièrement éloquent car il sauva bel et bien le Friedrichstadtpalast !
Ce n’est pas lui cependant qui remporta la plus dure bataille, mais l’intrépide gestionnaire de la culture. Au sommet de la liste des établissements à évaluer, c’est-à-dire dans la plupart des cas à supprimer, se trouvait le théâtre… Maxime Gorki. Un tel nom le condamnait d’avance. D’autant qu’il se trouvait sur la célèbre allée des tilleuls (Unter den Linden). Ça n’était, selon Bonn, qu’un théâtre où l’on jouait des pièces russes ou soviétiques, qui plus est en russe ! Toujours selon Bonn, il était destiné aux soldats de l’Armée rouge qui occupaient la RDA et devaient être renvoyés au plus vite à Moscou, et pourquoi pas en Sibérie. Devant tant d’ignorance et de préjugés, Hein eut le souffle coupé. C’est alors qu’Eckhardt prit la parole : acquiesçant aux propos des gens de Bonn, il se contenta de hocher tristement la tête : c’est terrible, dit-il en substance, et bien dommage, parce qu’on ne peut absolument pas s’en débarrasser. C’est le seul lieu culturel sur cette somptueuse allée.
Il faut admettre que Bonn n’avait pas été aidé, ni par les services de renseignement, ni par l’institution à laquelle revenait la charge de préparer une éventuelle réunification. Quoique nombreux, bien équipés et tout aussi bien rémunérés – la guerre froide avait ses exigences –, les espions de tous les pays occidentaux n’avaient appris la construction du Mur un certain 13 août 1961 que dans la presse du lendemain. À croire que les tonnes de briques, de ciment et autres rouleaux de barbelés qui avaient été entassés sur la ligne de démarcation se seraient trouvés là, comme par enchantement, en une nuit… En ce qui concerne le 9 novembre 1989, les choses sont un peu plus complexes, mais force est de constater que, là encore, ils ne virent rien venir.
Il était normal qu’on se tournât à la chute dudit Mur vers le ministère qui avait été créé juste après que l’Allemagne avait été divisée pour œuvrer à sa réunification, laquelle restait inscrite dans la constitution de la RFA. Le premier patron de ce ministère qui changea plusieurs fois de nom – le dernier en date fut « Ministerium für innerdeutsche Beziehungen » (ministère des Relations interallemandes) –, Jakob Kaiser, qui s’était opposé au IIIe Reich et dont une place porte encore le nom à Berlin, est resté célèbre pour avoir déclaré qu’« une véritable Europe ne pourrait exister qu’avec une Allemagne réunifiée augmentée de l’Autriche, d’une portion de la Suisse, de la Sarre et de l’Alsace-Lorraine ». Kaiser était un patriote qui voyait grand. Las, dans les tiroirs dudit ministère on ne trouva à la chute de la RDA aucun plan prévisionnel pour l’objectif affiché, rigoureusement rien, les tiroirs étaient vides – à l’exception d’un fichier de 20 000 personnes soupçonnées d’être des sympathisants communistes, œuvre d’ampleur élaborée de conserve avec le BND (services de renseignement ouest-allemands) et la CIA. Il fallait bien réunir les compétences de ces trois institutions pour réaliser un tel fichier, Internet et les réseaux sociaux n’existant pas à l’époque. Le ministère fut dissous en grande pompe en janvier 1991, à l’issue d’une cérémonie pendant laquelle les employés qui avaient travaillé sans relâche au cours des quarante dernières années furent solennellement remerciés.
Commentatrice de l’Allemagne de l’après-communisme, l’essayiste Daniela Dahn en est à son septième livre sur le sujet. Longtemps largement ignorée à l’Ouest, elle est en revanche fort lue à l’Est dont elle est originaire. Il a fallu les succès électoraux de l’AfD, le parti d’extrême droite, pour qu’aujourd’hui, enfin, on s’intéresse à l’Est… et à ses livres qui n’ont cessé de décrypter ce qui s’y passait et d’anticiper l’avenir. Le ton impertinent et direct de Daniela Dahn lui est souvent reproché. On sait que l’on reproche souvent le ton pour ne pas avoir à parler du contenu. Mais l’humour, parfois grinçant, accompagne aussi le plus souvent ses constats : « Nous autres, Allemands [de l’Est], pouvons être fiers. “Pas de violence” lisait-on sur tous les brassards du service d’ordre de la manifestation du 4 novembre 1989 sur l’Alexanderplatz. Et la “révolution pacifique” s’en est tenue là. Elle était si pacifique qu’elle a laissé l’Ouest faire ce qu’il voulait. Elle a juste ouvert des portes, celle de Brandenbourg, mais aussi celle des affaires et des agences immobilières. À tous les investisseurs de l’Ouest. […] Pour le pays vainqueur, la meilleure chose que fit la “révolution pacifique”, c’est de n’avoir rien révolutionné du tout. La nouveauté, c’était qu’il fallait adopter les vieilles règles du jeu. Acheter et se laisser acheter ».
Soulignant le rôle délétère de la société fiduciaire Treuhand chargée de privatiser le parc industriel de l’ancienne RDA, et qui y parvint à 95 % dans des conditions contestables, Daniela Dahn établit le lien avec la situation actuelle : le prix à payer est l’AfD. En principe, les archives de la Treuhand devraient désormais être accessibles petit à petit. Des premières incursions ont révélé que des usines produisant des biens de qualité furent fermées et les ouvriers mis à pied pour qu’une industrie concurrente de l’Ouest conserve le monopole de la production. Moyennant quoi, dit Daniela Dahn, le nombre de millionnaires a augmenté d’un million à l’Ouest tandis que l’Est s’appauvrissait. L’humiliation sociale aidant, les nouveaux Länder, qui ont pu être qualifiés de Mezzogiorno de l’Allemagne, devenaient le terreau sur lequel pouvait prospérer l’extrême droite dès lors qu’il n’y avait plus rien à espérer de la gauche. Après tout, n’avait-on pas rabâché aux Allemands de l’Est qu’ils venaient d’un « État de non-droit » dont « Stasi » et « dopping » étaient les mots clé ? Alles Stasi, ausser Mutti (« tous de la Stasi, sauf maman »).
Mais aujourd’hui, ce constat, bien trop tardif, le mal (prévisible) ayant été fait, Daniela Dahn n’est plus la seule à l’énoncer. Tout le monde ou presque y va de son mea culpa. Si elle pouvait être il n’y a pas si longtemps encore considérée comme nostalgique d’un régime dont elle aurait minimisé la dictature, ce n’est plus le cas : le constat est général. L’intérêt de son dernier livre est la comparaison systématique qu’elle effectue entre les régimes est- et ouest-allemand, notamment sur la question, toujours très sensible, de la politique de la mémoire. Cette partie est d’autant plus instructive que la RDA n’a jamais été comparée qu’au IIIe Reich, jamais à la RFA – c’est le travail d’ailleurs ouvertement affiché de cette puissante institution qui finance les recherches sur la RDA : la Bundesstiftung zur Aufarbeitung der SED-Diktatur.
Daniela Dahn renverse la perspective et inscrit l’antifascisme de la RDA devenu « le plus grand objet de haine des élites ouest-allemandes » dans le registre de l’anticommunisme viscéral de ces élites. Elle a l’art de dénicher des faits dérangeants. Ainsi rappelle-t-elle – ce qui n’est plus un secret aujourd’hui, mais les clichés ont la vie longue – que la dénazification a été bien plus sérieusement menée en RDA qu’à l’Ouest où les anciens nazis ont très vite repris du service dans les administrations, les ministères (notamment le service du renseignement/BND où ils étaient majoritaires ou dans la diplomatie ; le premier ambassadeur ouest-allemand en Israël n’aurait-il pas été un ancien officier de la Wehrmacht ?) et même dans l’appareil d’État ; Daniela Dahn rappelle aussi que la mémoire des camps nazis a été négligée en RFA et que, contrairement à ce qui est toujours affirmé, la persécution des Juifs et la Shoah n’ont pas été un thème tabou en RDA. Elle rappelle encore que le premier titre de docteur honoris causa de l’université Humboldt après la réunification a été attribué à l’ancien SS Wilhelm Krelle, et cela malgré l’opposition des étudiants. Ces derniers avaient proposé de l’attribuer à l’écrivain Günter Grass. C’était avant qu’il ne dévoile son passé dans la SS (à l’âge de seize ans); sinon, relève Daniela Dahn, il aurait certainement eu plus de chances.
Quant au réveil de l’antisémitisme qu’on ne voudrait voir qu’à l’Est, là encore il faudrait en comparer les manifestations avec celles de l’Ouest, ce qui n’est cependant que partiellement possible. La Stiftung précédemment citée a bien financé les recherches pour l’Est, mais non pour l’Ouest où cependant, si l’on en croit une enquête du magazine Der Spiegel de 1992, le climat aurait été plus inquiétant : « en moyenne les Allemands de l’Est seraient moins antisémites, moins extrémistes et moins haineux à l’égard des étrangers que les Allemands de l’Ouest ». Les choses ont évolué depuis, mais il serait faux d’incriminer l’éducation en RDA – ce qui est pourtant fait tous les jours. En trente ans, l’Allemagne fédérale n’aurait-elle pas eu le temps de rééduquer le peuple est-allemand ? De l’expérience communiste, il ne resterait rien de bon. Même le chancelier Kohl, artisan de l’Anschluss comme on a pu appeler la réunification des deux Allemagnes, devait concéder à l’historien Fritz Stern qu’à vrai dire on s’y était mal pris, tout n’avait pas été si négatif à l’Est et si positif à l’Ouest…
De ce renversement de perspective et des leçons de la gestion de la réunification en tant de crise (et pas seulement « migratoire » ), Daniela Dahn tire des conclusions peu réjouissantes, mais hélas convaincantes : les « erreurs » du post-communisme n’en furent pas, ou plutôt elles furent délibérées et la façon dont la RDA a été absorbée n’aurait été que le modèle, ou plutôt la répétition générale, de ce qui se prépare sous d’autres cieux, en Europe ou en Afrique. Sans avoir trop d’espoir – elle-même n’en a guère –, on souhaite que son livre serve d’avertissement.