D’autres formes de la catastrophe

C’est une scène devenue très courante : des enfants ou adolescents, réunis en un lieu, ne se regardent pas, ne se parlent pas. Ils ont les yeux fixés sur le petit écran de leur téléphone ou de leur console portable. Rien ni personne n’existe autour de l’objet. Ces jeunes (et moins jeunes) sont les personnes dont parlent deux essais récents : La fabrique du crétin digital et Les ravages des écrans. L’un est signé Michel Desmurget, docteur en neurosciences, l’autre Manfred Spitzer, psychiatre et neurologue. Les faits scientifiques s’imposent, face au marketing et à l’illusion.


Michel Desmurget, La fabrique du crétin digital. Seuil, 432 p., 20 €

Manfred Spitzer, Les ravages des écrans. Les pathologies à l’ère numérique. Trad. de l’allemand par Frédéric Joly. L’Échappée, 400 p., 22 €


Bien qu’ils soient écrits par des spécialistes, ces deux essais qui se ressemblent à bien des égards sont parfaitement lisibles par un vaste public et lui sont clairement destinés. Le style employé par Michel Desmurget est même vif, alerte, plein de verve et d’ironie. On lit sans désemparer, sinon quand on se sent accablé par le propos, peu réjouissant. Le numérique, loin de rester l’outil qui nous aide au quotidien en matière de recherche médicale, de physique ou d’astronomie, voire dans notre vie de tous les jours, pour calculer, écrire, créer ou inventer, est devenu un fléau. Notamment chez les enfants, de deux à huit ans, et bien sûr au-delà, jusqu’à l’âge adulte où beaucoup de ces enfants des pays occidentaux étudient. Il suffit pour s’en rendre compte de lire la quatrième de couverture de La fabrique du crétin digital : 1 000 heures d’usage annuel des écrans pour un élève de maternelle, c’est plus que le volume horaire d’une année scolaire ; 2 400 heures pour un lycéen, c’est l’équivalent de deux années scolaires et demi. Certaines fédérations de parents d’élèves déplorent le trop grand nombre d’heures de cours. Elles devraient surtout s’inquiéter des heures passées devant la console ou l’ordinateur. Et du sommeil détruit par ces heures nocturnes. Mais ne polémiquons pas si tôt. Surtout pas avec les fédérations de parents d’élèves.

Dans une première partie de son ouvrage, Michel Desmurget démonte le mythe des bienfaits du numérique. Cette construction élaborée par des « experts », souvent autoproclamés, sert des intérêts privés que nous connaissons bien. De temps à autre, des ex-patrons de ces GAFA et autres révèlent les objectifs qu’ils visaient, et qui n’ont rien à voir avec le bonheur de l’humanité, et de l’enfant pour commencer. Ils savent que ce qu’ils ont promu et vendu était dangereux. Ils le savent même si bien qu’ils mettent leurs propres enfants dans des écoles privées de la Silicon Valley où on n’utilise aucun écran. On lisait déjà cela dans Le désastre de l’école numérique en 2016.

Michel Desmurget, La fabrique du crétin digital Manfred Spitzer, Les ravages des écrans. Les pathologies à l’ère numérique

Ces entreprises ont des relais à l’Assemblée, dans les ministères, au gouvernement. Au nom du progrès, la tablette et le téléphone portable se voient dotés de pouvoirs magiques. On en revient, mais si lentement que les dégâts sont déjà là. Des tableaux et statistiques très éloquents dans les deux essais montrent comment les résultats scolaires se dégradent quand on oublie le crayon, la feuille, le tableau, et surtout le professeur. La conclusion de Desmurget est claire : rien ne remplace « l’enseignant qualifié et bien formé ». Mais cela coûte cher et les gouvernements rayent des lignes budgétaires. Des « médiateurs » suffisent : ils indiquent la tâche aux enfants, qui agissent sur l’écran, et on évalue, puisque tout s’évalue. Un passage du livre donne froid dans le dos, page 31 pour qui voudra lire in extenso : un homme politique explique pourquoi « l’économie de la connaissance » dont on nous rebat les oreilles n’est jamais qu’un slogan.

Sur un plan voisin mais mondial, évoquons les projets d’équipements proposés aux pays pauvres : on a distribué des tablettes low cost aux enfants, notamment aux plus jeunes, histoire de donner accès aux savoirs. Les études montrent qu’il aurait été plus efficace et surtout plus intelligent de donner des livres aux mères afin qu’elles les lisent à leurs enfants. Quelques chiffres pour se faire une idée : regarder la télévision, c’est entendre 600 mots, lire un livre, c’est en voir 1 000, un magazine scientifique 4 000, un manuel de troisième 24 000. Alors, certes, nul n’apprend par cœur un manuel scolaire, mais certains mots peu courants et pourtant indispensables ne s’entendent pas sur les chaines en continu. Chacun sait les vertus d’un lexique : on nuance, on complexifie, et surtout on échange, on argumente. La vraie médiation, c’est donc l’humain : le face-à-face permet aux émotions de se voir, de se vivre, et jamais le virtuel n’arrivera à cela. Comme l’écrit Spitzer, « le smartphone nous relie au monde entier tout en nous détournant des choses et des êtres qui forment notre environnement immédiat ».

Et, comme dans bien des domaines, l’appartenance sociale et le niveau d’éducation ne sont pas indifférents : en cette matière aussi, être pauvre ou vivre avec des parents qui ont le temps et les moyens de s’occuper de l’enfant joue beaucoup. Les écrans remplacent les livres, les jeux la parole, ils donnent envie de manger des plats gras ou sucrés à celles et ceux qui ne peuvent faire autrement.

Michel Desmurget, La fabrique du crétin digital Manfred Spitzer, Les ravages des écrans. Les pathologies à l’ère numérique

L’auteur montre donc quelles stratégies sont mises en œuvre pour faire céder un public soucieux, voire inquiet, aux mirages des écrans. Il démonte les logiques (et surtout les sophismes) à l’œuvre, et la charge est réjouissante : « l’homo mediaticus » a de beaux jours devant lui. Faire croire au cerveau plus développé, à l’attention rendue plus vive par les jeux de tirs à la première personne, faire croire aux vertus du « multitasking », c’est du boniment.

L’« homo numericus » est bien vivant lui aussi, mais les périls sont nombreux. Nos deux auteurs alertent sur les dangers liés aux écrans, tous les écrans. On peut regretter qu’ils mettent autant l’accent sur ceux de l’écran de télévision, et notamment pour ce qui touche à la santé ou à la question de la violence. Non qu’ils aient tort. Mais dénoncer le tabagisme dans des séries comme Mad Men ou la violence dans GTA, comme le fait souvent Desmurget, tourne à la lubie et rend les vrais dangers moins visibles. Certes, rester sédentaire devant un écran accroit les risques d’obésité, etc. C’est dit et répété et les propos de deux anciennes ministres de la Culture évoqués par l’auteur, ministres reconverties dans le privé et devenues lobbyistes, ne changent rien à l’affaire. L’essai de Desmurget est de ce point de vue moins fort que celui de Spitzer, dont le propos est plus radical et met en relief les principales menaces méconnues, notamment quant aux smartphones. Ils sont partout et, par exemple, les professeurs suédois les subissent en classe, au nom de « la liberté et de l’autodétermination de l’individu » : les élèves reçoivent des appels pendant le cours, sortent pour répondre (quand ils ne répondent pas dans la salle de cours). Les Coréens ont été plus sévères en limitant de façon drastique l’usage du smartphone pour ses plus jeunes utilisateurs. La méthode est rude ; elle est hélas efficace.

Michel Desmurget, La fabrique du crétin digital Manfred Spitzer, Les ravages des écrans. Les pathologies à l’ère numérique

Kyoto © Jean-Luc Bertini

Spitzer montre, chapitre après chapitre, ce que nous risquons à abuser des écrans : cyberdépendance (avec les effets sur le sommeil, l’attention, la concentration), cyberstress quand l’objet devient, tel un être humain, un compagnon dont on ne peut se passer (j’ai entendu une élève de sixième me dire que son portable, c’était sa vie) mais aussi cyberchondrie, quand le docteur Yahoo et le docteur Google peuvent être en désaccord sur des symptômes que vous éprouvez, menaces liées aux big data, emprise des réseaux sociaux, volatilité de l’information, etc. On sait, mais le lire, et voir combien d’études ont déjà paru sur le sujet aide à ne plus écouter les sirènes de la publicité.

Que faire ? demande Spitzer. Desmurget et lui proposent des pistes. Ils montrent aussi combien l’analyse par les usagers de leur comportement face aux écrans est précieuse, et souvent utile. Les étudiants prennent conscience du temps perdu, de l’angoisse générée par l’objet en raison de la dépendance.

Et puisque je préfère la manière optimiste, je retiens la légende détruite par Desmurget. Quand un enfant n’a rien à faire mais qu’un livre se trouve à proximité, il le prend : tout vaut mieux en effet que ce désœuvrement. Je crois encore quant à moi aux vertus de l’ennui mais les livres le rendent soudain fécond.

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