L’Ojibwé Richard Wagamese et le Cheyenne Tommy Orange font vivre la résilience profonde, l’héritage et la puissance enfouie mais vivace de leurs nations, au-delà du quotidien des misères et des violences culturelles et politiques. Deux très beaux romans ancrés l’un dans la forêt, l’autre dans les bas quartiers urbains, écrits avec un lyrisme qui sublime une rage.
Richard Wagamese, Starlight. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Christine Raguet. Zoé, 272 p., 21 €
Tommy Orange, Ici n’est plus ici. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Stéphane Roques. Albin Michel, coll. « Terres d’Amérique », 352 p., 21,90 €
Deux Amérindiens de notre temps : deux romans en vis-à-vis, l’un sur ses semelles de feutre et de vent qui capte la beauté des montagnes, le flanc d’une biche, le remous d’une rivière, l’autre, dans le désordre, la picole, le fracas des cerveaux en feu naviguant au tumulte d’une ville. Deux miroirs, l’un de la solitude et du rapport à la nature, l’autre du foisonnement et de la violence. Deux récits, la poésie à fleur de ligne. Indiens des champs, Indiens des villes avec deux territoires à l’opposé, la ferme dans la vallée de la Nechako et les rues d’Oakland, Californie, mais une forte conviction partagée, celle de la survie et de la reconquête d’identité envers et contre tout : « Nous sommes l’ensemble des souvenirs que nous avons oubliés, qui vivent en nous, que nous sentons, qui nous font chanter et danser et prier comme nous le faisons, des sentiments qui éclosent sans crier gare dans nos vies, comme une tache de sang », dit Tommy Orange en prologue, tandis que pour le héros de Richard Wagamese « il n’y a toujours eu que la nature, mon chez moi. Cette nature est mon souhait le plus cher, le plus fou, la seule prière et le seul temple dont j’aie jamais eu besoin ».
L’intérêt pour les autochtones connait actuellement un regain de vitalité grâce au cinéma, notamment avec Warrior Women, grâce à une nouvelle série sur APTN-Canada, Native Princess, et à diverses études savantes sur la survie après les génocides. On les appelle, dans un lexique révélateur par ses tâtonnements, les Indigènes américains, des Indiens natifs d’Amérique, des Indiens-Américains, des Indiens des Premières Nations, des Indiens des réserves. Pour mémoire, Tommy Orange rappelle dans son prologue que, dès 1621, Massasoit, chef des Wampanoags, est invité à un banquet réunissant Indiens et pèlerins où se mêlent d’emblée poison et cession de terres. Qu’en 1637 les quelques centaines de Péquots rassemblés pour la danse du Maïs Vert sont encerclés puis incendiés. L’histoire nous apprend aussi que, dès 1776, le chef Cherokee, Dragging Canoe, fait le lien entre la contraction des terres indiennes et les plans d’extermination de son peuple, un peuple victime aussi bien des puritains que de la guerre de Sept Ans ou des présidents Washington et Jefferson pressés de les chasser des terres de l’Est. Des violents massacres de la fin du XVIIIe siècle aux épidémies, aux campagnes génocidaires et déportations de masse de 1830 à 1850 jusqu’à la dernière guerre des Sioux, toute la colonisation puis l’expansion américaines les ont repoussés, dispersés et mis en pièces. Les Amérindiens comptaient en 1842 une population de 5 à 7 millions de Native Americans, ils sont aujourd’hui environ 3 millions. Orange et Wagamese parlent du présent, d’une population fragile et toujours traumatisée, à fort taux de suicide.
Les deux romans paraissent en 2018, soit l’année qui suit, d’une part, la proclamation solennelle du président Trump de faire du 25 novembre 2017 le « Native American Heritage Day » et, d’autre part, sa mainmise sur leurs terres. En effet, après ses guerres contre les casinos indiens, ses moqueries sur le massacre de Wounded Knee et le génocide, après l’épisode du pipeline du Dakota et des atteintes aux ressources des Navajos, tombe la décision de réduire drastiquement la surface des réserves indiennes dans l’Utah, en particulier les sites de Bears Ear, créé en 2016 par Barack Obama, et de Grand Staircase, créé par Bill Clinton en 1996, deux sites connus pour leurs trésors archéologiques et classés monuments nationaux. Il s’agit de la plus grande atteinte à des sites protégés et d’une menace sans précédent pour l’avenir, si bien que l’hymne à la terre et à la vie prend ici tout son sens.
Appartenant à la nation des Ojibwés, originaires du nord-ouest de l’Ontario, Richard Wagamese (1955-2017) a consacré son œuvre d’abord à son monde personnel avec Jeu blanc (2017), récit initiatique d’un jeune Amérindien confronté au racisme ordinaire dans un internat blanc, puis sur les glaces du hockey, sport national du Canada. Face à une telle volonté d’effacement des traces d’indianité, il lui faut trouver un remède dans la performance physique, l’enracinement des sensations et des légendes. Avec Starlight, la figure est inversée, c’est le fermier indien Franklin Starlight qui, avec délicatesse et patience, initie une Blanche aux arts de la vie en forêt, lors de campements au cœur de la Colombie britannique. Ainsi Starlight est-il le héros adolescent du premier roman Les étoiles s’éteignent à l’aube (2016) devenu adulte, cet autochtone solitaire et silencieux qui entreprend par pure humanité l’éducation essentielle d’une fugitive démunie, en proie à la violence sordide des hommes blancs.
La pulsation du roman épouse une lente métamorphose qui se bâtit sur le renversement des vieux stéréotypes : l’Indien Starlight, d’abord perçu comme un paysan fruste et isolé, se révèle peu à peu, à la manière de l’image d’une photographie dans la chambre noire. Incarnant l’accueil et le partage, cet éternel pionnier, qui met à disposition ses connaissances ancestrales, sa généreuse hospitalité et son économie de moyens, s’impose peu à peu non seulement comme un sage mais aussi comme un esthète. Il sait enseigner comment courir, comment marcher, voir et sentir mais aussi comment se fondre avec le monde. Toute la stratégie du roman de Wagamese est celle du dévoilement, dévoilement d’une beauté intrinsèque de la terre et de l’identité profonde des humains. « Toi, la nature et ces bêtes sauvages, vous êtes parfaits. Tu vas là-bas et tu rapportes de la magie », lui dit-on. Toujours délibérément à contre-emploi, le morceau de bravoure de Starlight le taiseux est son discours sur l’art dans la galerie de Vancouver où se tient l’exposition de ses photos animalières. « Il n’y a aucune menace en moi. Aucune peur. Je me laisse vivre dans cette immense contrée et cette immense contrée vient vivre en moi. Les bêtes sauvages le sentent. » L’apaisement survient lors de l’osmose avec la contrée vierge de Starlight, et ce roman ultime scelle la réconciliation du primitif et du contemporain, du Blanc et de l‘Indien, de la bête sauvage et du trappeur. Starlight, le bien nommé, un homme qui vit le chant de la danse de l’esprit.
Tommy Orange, né en 1982, Cheyenne et membre des tribus Arapaho d’Oklahoma, peuple son premier roman de bruit et de fureur dans la violence de la baie de San Francisco, faisant de son récit multiple le raccourci puissant d’une histoire tumultueuse et meurtrière. Autour d’une douzaine d’Indiens et d’Indiennes d’Oakland, où il a grandi, se cristallisent les grandes questions de l’assimilation, de l’absorption, de l’effacement, avec son pesant d’amertume et de révolte. Douze personnages disparates mais porteurs d’une histoire personnelle douloureuse, tous en quête de futur et qui se sont approprié la ville. Elles ont pour nom Blue, Opale Victoria Bear Shield ou Jacquie Red Feather, fillettes elles ont connu l’île d’Alcatraz, les cellules de la prison, lors de l’occupation par les Indiens de leur ancien territoire tribal de 1969 à 1971, elles ont lu La prophétie de Crazy Horse : « Sur le fait de souffrir au-delà de la souffrance ; la Nation Rouge se dressera à nouveau et ce sera une bénédiction pour ce monde malade… » Ils s’appellent Tony Loneman, Daniel Gonzales ou Bill Davis, ils se fondent dans les travées des bars et des stades, ils ont été dealer, vendeur de cacahuètes ou balayeur, informaticien, enfants d’alcooliques, documentariste, descendants des Indiens frappés par le quota sanguin de 1705 qui, dans la colonie de Virginie, amputait les droits de qui n’était pas blanc. Ils charrient tous dans leurs veines un passé de défaites, une « réclamation », une revanche à prendre dans la grande ville.
On n’en finirait pas de relever les richesses du roman de Tommy Orange qui a eu pour guides à l’université Sherman Alexis et Joseph Boyden, et qui a été finaliste du Pulitzer comme du National Book Award. Le livre emprunte son titre à L’autobiographie d’Alice Toklas de Gertrude Stein, car la compagne Alice Babette est née en 1877 à San Francisco, et Stein a passé son enfance à Oakland qu’elle situe avec sa formule « There is no there there ». Oakland a changé, la ville de Stein n’est plus là, pas plus que les Indiens du passé. Loin des réserves, voici les Indiens des villes, qui ont aussi un héritage. Aux Indiens citadins d’aujourd’hui les gratte-ciels et les fenêtres de navigation, un monde de métal et de verre, de bruit et de vitesse. À Tommy Orange le brio d’une nouvelle génération.
À n’en pas douter, le final kaléidoscopique du roman avec le Grand Pow-Wow d’Oakland, qui va célébrer la beauté d’une culture et relier les filaments emmêlés de leurs vies comme une tresse intemporelle, s’inscrit dans la veine des grandes épopées tragiques et, à ce titre, lui vaudra un immense succès. Il restera comme un fragment superbe d’anthologie littéraire pour son tempo, son découpage, ses qualités cinétiques. La vigueur tant émotionnelle que plastique du roman de Tommy Orange le distingue aussi comme un manifeste politique, documenté mais laissant libre cours à un fiévreux lyrisme pour une démonstration de l’éternel retour des épreuves traversées.
Au-delà, l’emballement du Pow Wow s’impose comme un reflet de l’Amérique d’aujourd’hui avec ses tireurs en embuscade, sa culture des armes à feu et ses tueries collectives. « La tragédie de tout cela sera indicible, le fait que nous nous battions depuis des dizaines d’années pour être reconnus comme un peuple au présent, moderne et convenable, vivant, tout cela pour mourir dans l’herbe en habit de plumes. » Douze personnages durs, fulgurants, pour un massacre et pour une vérité abrupte, loin des caricatures, loin de Mel Gibson, de Kevin Costner et de John Wayne, loin de l’image des tristes silhouettes soumises.
Le dernier Richard Wagamese, le premier Tommy Orange : deux grands romans sur l’être indien en Amérique, être humain partout et nulle part.