Le roman biographique n’est pas un genre nouveau, mais il connaît depuis quelques temps un regain d’intérêt, insufflant une vie nouvelle à des personnalités d’artistes et d’écrivains, notamment venues d’Amérique latine : Leonora Carrington dans Leonora d’Elena Poniatowski (Actes Sud, 2012) ou Frida Kahlo et Diego Rivera dans Rien n’est noir de Claire Berest (Stock). Jean-Louis Coatrieux fait un roman de la vie du romancier cubain Alejo Carpentier.
Jean-Louis Coatrieux, Le rêve d’Alejo Carpentier. Coabana. Apogée, 300 p., 20 €
Personnages réels, mise en scène imaginaire : tels sont les éléments du livre de Jean-Louis Coatrieux, qui épouse le moi de l’écrivain cubain après un début plaçant le il avant le je, comme si le narrateur devait d’abord cadrer le personnage pour entrer dans sa peau. Guère facile, tant est complexe Alejo Carpentier. D’une mère d’ascendance russe et d’un père français, il naît à Lausanne d’après l’état civil, ou à La Havane où ses parents arrivent presque aussitôt – ce qu’a préféré l’auteur. Sa formation, enfin, se fait dans une famille cultivée où son père l’initie à la culture européenne, sa mère à la musique, les jésuites à l’éducation bourgeoise.
De son enfance et de son adolescence, entre littérature et musique, sa mémoire retient les tribulations de ses parents et un événement fondateur, le départ de son père six mois avant ses dix-sept ans, laissant derrière lui une lettre désinvolte et mensongère, creusant une ornière affective longtemps à vif qui les soudera à jamais. Il se souvient aussi des personnages hauts en couleur comme le Noir Yamba et sa femme Concha, attachés à la ferme d’Alquizar où le jeune Alejo découvrira les richesses flamboyantes et mystérieuses de la culture populaire cubaine, avec ses rites transmis par les anciens esclaves du golfe de Guinée, sa cuisine, ses chants et ses danses. Tout Carpentier est là, nourri d’un héritage urbain, classique et raffiné, autant que d’une culture rurale, populaire et festive au milieu d’une nature exubérante aux formes baroques et aux couleurs éclatantes.
Ce premier tome consacré aux premiers temps de Carpentier à Cuba, Coabana, en appelle un second. Le sous-titre signifie surtout qu’il s’agit du personnage avant qu’il ne devienne véritablement écrivain, d’Alejo avant Carpentier. Cette période précède son long séjour à Paris jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale et son retour à La Havane pour cinq ans, avant son départ pour le Venezuela où il écrira, à quarante ans, son premier roman, Ékoué-Yamba-Ó (traduit aux éditions Gallimard en 1988). Toute cette période est mise en perspective comme celle de sa formation, de la préparation de son œuvre. C’est vrai si nous acceptons d’absorber sa personne uniquement dans le romancier, considérant que son intense activité (cantates, articles multiples pour des revues françaises et cubaines, programmes radio, accompagnements musicaux pour le cinéma) ne peut justifier à elle seule la vocation à la postérité.
En effet, cette agitation intellectuelle, euphorique mais peu significative à ses yeux – en dépit du succès de certaines de ses productions musicales et radiophoniques et de sa participation à des revues audacieuses comme Bifur menée par Georges Ribemont-Dessaignes ou Documents de Georges Bataille –, est plus le fait du journaliste qu’il est depuis son adolescence que de l’écrivain qu’il aspire à être. Elle donne pourtant l’occasion à Jean-Louis Coatrieux de nous plonger avec justesse et entrain dans l’atmosphère des années folles, puis des années 1930, et de croiser, grâce au regard de ce Latino-Américain à Paris, les icônes de la capitale des arts et du spectacle.
Il faut dire que l’histoire d’Alejo Carpentier à ce moment de sa vie est déterminée par sa rencontre à La Havane avec Robert Desnos, point de départ d’une amitié peu commune et de la plus belle eau. Figure tutélaire, le poète réussira à exfiltrer en France le jeune journaliste cubain à peine sorti de prison, lui ouvrira les portes des milieux littéraires et artistiques parisiens, notamment celles du mouvement surréaliste alors à son apogée, et réalisera avec lui d’étonnants projets comme le feuilleton radiophonique La complainte de Fantômas qui fera les belles heures de Radio Luxembourg.
Avec sa mère, Alejo Carpentier a partagé l’épreuve de la disparition du père. Plus étonnants que la liste de ses conquêtes féminines sont les chassés-croisés entre la mère et le fils, La Havane et Paris, tissant tout au long du texte une émouvante trame affective. Mais la figure féminine que Jean-Louis Coatrieux met en scène avec brio est la grand-mère, Louise, au verbe haut, qu’Alejo finit par rencontrer à Paris, reconstituant, même de manière lacunaire, une partie de son histoire familiale.
C’est le propre de ce projet romanesque que de prêter une trajectoire significative et ordonnée à une vie remplie de doutes et d’hésitations, que Carpentier aura sans doute vécue comme un chaos. Ainsi, son expérience de la prison sous la dictature de Machado est présentée comme un second acte fondateur, après la disparition du père, qui ancre au cœur du héros sa détermination à devenir écrivain : « Il avait conscience qu’il sortirait de cette épreuve soit grandi, soit définitivement cassé. […] La littérature, celle des grands, était sa passion, il voulait la remplir à son tour de miroirs. Oui, il écrirait et il aurait un nom à côté d’eux ». Effectivement, il deviendra écrivain, parmi les plus grands, et nous attendons avec curiosité le second volume de ce Rêve pour revisiter les chefs-d’œuvre romanesques auxquels Alejo Carpentier aura réservé sa maturité et sa vieillesse.