Derrida et l’ordinateur : une archive malgré soi

Archives et manuscrits (4)

Comment s’élaborent les œuvres ? La génétique s’attache à décrire et à comprendre les processus de création dans la littérature, les arts et les sciences, en étudiant toutes les traces matérielles de l’invention (notes, brouillons, dessins, documents numériques…). Une approche en pleine évolution, qui se nourrit chaque jour de découvertes et d’apports nouveaux. Pour le quatrième numéro de cette chronique tenue collectivement par les chercheurs de l’ITEM [1], Aurèle Crasson présente le travail mené sur les archives numériques de Jacques Derrida.

En 2004, Derrida fut invité par l’ITEM à parler de sa bibliothèque, des livres qu’il lisait dans la perspective d’écrire ou de préparer ses cours et conférences. Il évoqua alors incidemment son usage de l’ordinateur. Il y voyait un grand avantage par rapport à la machine à écrire : la possibilité (grâce au copier-coller) de modifier ses textes jusqu’au dernier moment et, en les enregistrant sur une mince disquette, de les garder sur soi. Ce faisant, le porte-documents du philosophe, où se croisaient épreuves imprimées et disquettes de sauvegarde, se muait par là même en lieu portatif de conservation d’archive pour le moins hétéroclite.

L’archive

Derrida s’est toujours intéressé à la question de l’arkhè : les deux principes qu’en sont l’origine et le commandement ont nourri toute une réflexion sur la loi, l’interprétation et plus spécifiquement sur l’« Archive » érigée en système. C’est en changeant d’instrument d’écriture, passant de la machine à écrire à l’ordinateur – médium d’abord vu comme la figure d’un monstre puis utilisé avec le plus grand des bonheurs comme une « machine à traiter le texte » (sic) – que Derrida posa l’archive en objet philosophique. Et pour cause, rien n’était plus comme « avant » ; avec cette machine à écrire « augmentée », il disposait d’un scriptorium intelligent capable de corriger ses fautes d’orthographe [2] et d’un archeion, édifice d’autorité autrefois affecté au dépôt d’archives officielles.

Dans Mal d’Archive [3], ouvrage paru en 1995 et fruit d’une conférence prononcée à Londres en 1994 qui portait le titre « Le concept d’archive. Une impression freudienne », Derrida réinterroge en effet l’archive en cherchant à la conceptualiser. Partant de l’analyse par Freud de la « Gradiva » de W. Jensen, il introduit dans son questionnement l’idée de Freud selon laquelle l’archive, système vivant de la pensée en acte, contient en elle son mouvement de dislocation, ce que le psychanalyste repère comme une pulsion d’agression ou de destruction.

Bien que « gage d’avenir », comme le souligne Derrida, l’archive est paradoxalement menacée dans sa destinée. Si Derrida examine le geste qui, avec l’ordinateur, fait de la trace une archive, il se demande : « quel était le moment propre de l’archive, […] N’était-ce pas cet instant où […] j’appuyais sur une certaine touche pour enregistrer, pour ‟sauver” (save) un texte indemne, de façon dure et durable, pour  mettre des marques à l’abri de l’effacement, afin d’assurer ainsi salut et indemnité, de stocker, d’accumuler et, ce qui est à la fois la même chose et autre chose, de rendre ainsi la phrase disponible à l’impression et à la réimpression, à la reproduction ? »

Il revient sur la notion même de traces allant jusqu’à rapprocher la circoncision – consignation d’une inscription à même le corps – d’une trace archivante, comme en témoignent ses confessions dans Circonfession [4]. Ainsi, le lieu où les choses commencent se constitue en ensemble organique, en pensée de la trace.

De l’archive au processus d’archivation

« Le grand fantasme (appelons-le fantasme, sous réserve d’une meilleure élaboration) qui m’est présent, de façon active, actuelle, thématique, à chaque instant, c’est que tous ces papiers, livres ou textes, ou disquettes, me survivent déjà. Ce sont déjà des témoins. Je pense tout le temps à ça […] Je suis obsédé par la structure survivante de chacun de ces bouts de papier, de ces traces. » [5] Le passage à l’écriture sur l’ordinateur semble marquer pour Derrida une rupture plus franche dans le processus d’archivation que dans son écriture. S’il pensait que l’ordinateur ne changeait rien à sa phrase, en revanche il lui permettait de créer et de modifier son texte jusqu’au moment ultime de l’impression dont il allait se servir pour le cours à venir. L’ordinateur avait cet avantage de rassembler et de domicilier les documents créés avec le traitement de texte MacWrite [6], charge à l’utilisateur de donner une visibilité aux archives qui s’y agencent.

Derrida prend ainsi très vite l’habitude d’enregistrer ses fichiers dans le disque dur [7], lieu encore pour lui inédit d’extériorisation de la mémoire, et s’en remet à cet archonte électronique qui, en « actant » la sauvegarde, fait de l’archive et du lieu un ensemble indissociable.

Le lemme, le mot, comment le jeu linguistique construit le processus scriptural

Si les archives papier portent d’une certaine manière leur contenu comme repère d’identification immédiate, l’ordinateur oblige à une méthodologie particulière d’archivage. Pour retrouver le contenu des fichiers et y accéder, chacun invente son système de « boîtes imaginaires » et leur attribue autant que faire se peut les sésames les plus éloquents.

Derrida et l’ordinateur : une archive malgré soi

Capture d’écran de la pyramide générée par les noms des différentes séances du cours sur le Secret © IMEC

Derrida, pour qui rien ne pouvait être laissé au hasard, enregistrait ses productions selon une logique idiosyncrasique. Comme chacun sait, il vouait une relation très particulière aux lettres de l’alphabet, à commencer par la lettre « a » qu’il avait fait entrer dans le mot « différance ». Ainsi, afin de retrouver ses cours enregistrés sur des disquettes – dont il multiplie jusqu’à dix les copies –, il utilise les lettres formant le nom de son cours pour en distinguer les séances.

Ainsi, le fichier de la première séance sur l’animal se retrouvera sous l’intitulé « A », et « ANIMAL » correspondra au fichier de la sixième séance. Notons en passant l’usage particulier du langage dont témoignent les noms des fichiers relevés sur son disque dur : « A AA », « A peine de mort », « A S93_9 4 », « A venir », « AA B now », « AAA cette fois », « Ajanuary », etc., pour ne citer que les productions enregistrées sous la lettre A. Énigmes comme celles dans lesquelles l’ouvrage La carte postale entraîne son lecteur.

Derrida et l’ordinateur : une archive malgré soi

Capture d’écran de l’arborescence des fichiers du disque dur nommé « mac-derrida-1_2010″ © IMEC

Mais passons à la lettre S, dont l’indexation des fichiers censée répertorier les séances d’un cours sur le secret constitue une jolie fable : comme pour le cours « Animal », Derrida enregistre pour le « SECRET » le fichier de la première séance sous la lettre « S », puis « SE », pour la seconde, « SEC » pour la troisième, etc. et ce, jusqu’à ce qu’il épuise les lettres de SECRET correspondant à la sixième séance et qu’il soit obligé d’enregistrer les quatre restantes sur les dix prévues en élargissant le mot « secret ». Ainsi, la septième séance se nommera « secreta », « secretar », « secrétari », pour aboutir au mot « secrétariat » correspondant à la dixième séance du cours. Ainsi, en tapant son séminaire, le « secrétaire » Derrida rangea dans la foulée ses « secrets » dans le meuble du même nom. Mais que sont les secrets pour un ordinateur ? Sait-il les garder ? Rien n’est moins sûr. Dans cet espace impénétrable pour le non-informaticien – qui pense qu’en vidant une corbeille on efface à jamais ses repentirs et ses mystères –, on apprend qu’il constitue une zone de révélations probables pour les investigateurs de criminalistique. Si Derrida avait élaboré jusqu’à la structure même de l’archive qui lui survivrait, il lui était sans doute encore trop difficile d’imaginer que sa machine à traitement de texte ferait remonter à la surface de l’écran les traces d’une « Gradiva » ensevelie.

« Qu’est-ce qui relève du système ? De la biographie ou de l’autobiographie ? De l’anamnèse personnelle ou intellectuelle ? Dans les œuvres dites théoriques, qu’est-ce qui est digne de ce nom et qu’est-ce qui ne l’est pas ? » [8] Faut-il y voir une contradiction entre l’idée d’une archive en tant que construction intellectuelle de référence et la confirmation que les traces (re)surgissantes sont susceptibles d’introduire, à l’insu de leur auteur, des points vulnérables déstabilisant une archive trop bien édifiée ?


  1. Plus d’informations en suivant ce lien.
  2. Héritage de la machine à écrire, Derrida a toujours tapé très rapidement sur un clavier.
  3. Jacques Derrida, Mal d’Archive, Galilée, p. 46.
  4. Circonfession lu par l’auteur. éditions des femmes, 1993 (réédition, 2004). 5 CD Texte intégral (confessions de l’auteur sur sa circoncision et l’agonie de sa mère).
  5. Jacques Derrida, Daniel Ferrer, « Entre le corps écrivant et l’écriture… », entretien avec Daniel Ferrer. In: Genesis (Manuscrits-Recherche-Invention), n° 17, 2001. p. 59-72
  6. Logiciel auquel Derrida est resté fidèle quasiment jusqu’à la fin des années 1990.
  7. Les archives nativement numériques du philosophe Jacques Derrida font actuellement l’objet d’un projet nommé « Derrida Hexadecimal », développé par des chercheurs de l’ITEM (Aurèle Crasson, Jean-Louis Lebrave et Jeremy Pedrazzi) en partenariat avec l’Institut mémoires de l’édition contemporaine (IMEC ) – où sont notamment conservées les archives numériques de Derrida – et financé par l’EUR ENS-PSL Translitterae. Il porte sur l’exploration des disques durs de Jacques Derrida afin de mettre en évidence les stratégies d’écriture qui furent les siennes. Il s’intéresse notamment aux traces de réécritures présentes sur les disques même après effacement. La mise en œuvre de cette exploration fait appel à un ensemble de technologies similaires à celles de l’investigation légale encore appelée criminalistique.
  8. Op. cit., note 2, p. 16.
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