Certains livres, surtout s’ils sont d’un volume réduit et précédés d’une aura particulière, sont à ouvrir avec précaution. Chronique d’un échouage de Nora Mitrani relève de ce protocole de déminage.
Nora Mitrani, Chronique d’un échouage. Postface de Dominique Rabourdin. L’œil ébloui, 87 p., 14 €
L’aura de l’œuvre de Nora Mitrani, sa mise en charge, a été amorcée par quelques lignes, dopantes, de Julien Gracq : « Texte savamment disloqué, sujet de nouvelle traîtreusement, malignement désarticulé, livré comme un kaléidoscope à toutes les ressources qu’engendrent les temps constamment rompus du verbe : présent, imparfait, passé simple, plus-que-parfait. »
Le lecteur-recenseur ainsi prévenu (depuis 1988 !) se doute que cet échouage n’aura rien d’une robinsonnade édifiante. La trame du récit est celle d’une remontée du très bas-Rhône, de Port-Saint-Louis vers Arles. Avant cette escale, le navire rencontre un banc de sable sur lequel il s’échoue. Puis, une semaine plus tard, une crue providentielle de la Durance apportera au Rhône le débit remettant le navire à flot. Un échouage n’est pas un naufrage, les passagers y sont saufs, ils peuvent alors méditer sur leur sort dans un huis clos fluvial.
Cette chronique combine, dans sa dislocation, les fragments d’un journal de bord consignant les événements liés à navigation rhodanienne et les pensées, les rêves qui animent l’attente d’un sauvetage. Mitrani connaît l’essentiel des particularités de la navigation sur le Rhône, ses règles et ses risques, notamment pour les plaisanciers novices. Ceux-ci sont au nombre de cinq, un pilote marin (d’eau salée) et deux couples. La Chronique joue sur l’alternance de scènes techniques (chenal, épis, amarre, boulard, roof, bout) et de l’évocation de moments de la vie à bord, ou sur les berges. La narratrice conserve une distance certaine à l’égard de cette expérience : « Notre aventure est dérisoire, fabriquée par un démon de dernière catégorie ». Tout le récit est balisé de remarques ironiques sur cette entreprise qui, à peine commencée, tourne court. « Nous ne pouvions pas couler dans le Rhône puisqu’il n’y avait pas assez d’eau. »
L’un des passagers, qui a navigué sur l’Orénoque et l’Amazone, anime de ses souvenirs l’attente du renflouage, alors des silhouettes d’Amérindiens se glissent au cœur des rizières de Camargue, contrepoint à ce voyage interrompu. Les péniches de pétrole ou de sable croisent, indifférentes, l’épave des touristes, qui est secouée par les remous créés par le trafic industriel.
Tout avait commencé à Martigues par la visite d’un musée inattendu, celui que Justin, mutilé aveugle de la Grande Guerre, a dédié à un érotisme exubérant, par des images et des machines. L’épisode est comme la visite d’un quartier chaud dans un récit de marins. La séquence camarguaise, avant l’échouage, est une réussite parfaite. Mitrani compose une sorte de travelling sur fond de marais ensauvagés et de rizières calibrées. Dans ces paysages, le fleuve, le Rhône, est un acteur du récit : ses eaux s’opposent à la remontée, ses démons (remous et bancs de sable) scandent la navigation, son peuple (les mariniers experts) rappelle aux égarés ses lois élémentaires. Enfin, le récit comporte, comme des inserts flottants entre deux eaux, des images « déroutantes » en ce sens que le fil narratif se détend pour accueillir un fier taureau, des méduses, l’antre de Justin, un naufrage sur l’Orénoque.
Julien Gracq, comme s’il avait enfin fait le deuil de sa compagne, a proposé au lecteur d’aujourd’hui de retrouver l’écrivaine, celle-ci « dissimulant avec coquetterie la richesse de son écriture, laissant à peine affleurer de loin en loin les touches d’un humour décapant ».
En 1955, André Breton lui avait ainsi dédicacé la réédition des Vases communicants : « À Nora Mitrani, pour le plaisir de lui redire que l’idée que je me fais de la noblesse est souvent passée par les inflexions de sa voix et de sa pensée, son ami André Breton ». Pour sa postface, « Nora Mitrani ou la liberté d’être », Dominique Rabourdin a eu accès aux notes que le frère cadet de Nora, le réalisateur Michel Mitrani, avait rassemblées. Le texte de cette chronique, écrite après une croisière, au tournant des années 1950, avait été publié partiellement en 1963 par Françoise Mallet-Joris. Cette édition complète du tapuscrit et la postface nous rendent présente cette autrice attachante.
Dominique Rabourdin précise et situe la figure singulière de l’écrivaine et de l’intellectuelle. Nora fut l’une des rares femmes militantes du groupe surréaliste de l’après-guerre, elle s’y engage dans des projets et réalisations d’éditions et d’expositions. Elle poursuit des études de philosophie, dans la clandestinité après la rafle du Vel d’Hiv. Elle séjourne au Portugal sous la dictature de Salazar et rend compte par des articles de la réalité politique et sociale du pays. Elle participe aux travaux de Gurvitch au Centre de sociologie de la connaissance. Ces recherches accompagnent ses essais littéraires sur Sade, Bellmer et Pessoa. Sa vie courte (1921-1961) mais intense a croisé celles d’André Breton, de Hans Bellmer, d’André Pieyre de Mandiargues et marqué celle de Julien Gracq.