Un Banquet très imparfait

Sept siècles avec Dante

Irène Rosier-Catach, spécialiste de l’œuvre de Dante, n’est pas convaincue par la nouvelle traduction d’un traité du poète, Le Banquet, réalisée par René de Ceccaty.


Dante, Le Banquet. Trad. de l’italien, préfacé et annoté par René de Ceccatty. Seuil, 324 p., 24 €


Ceci n’est pas un compte rendu mais plutôt une manifestation d’agacement devant la désinvolture des éditeurs français, qui, comme le Seuil, publient une nouvelle traduction du Banquet de Dante sans s’assurer au préalable de son contenu – à quand la généralisation du système de « referees » dans l’édition scientifique française ? Bien sûr, c’est le traducteur qu’il faut d’abord incriminer, mais c’est l’éditeur qui prend la décision de commander, et de publier.

Qui est responsable ? Aucune collection, aucun directeur de collection ne sont mentionnés ! La quatrième de couverture elle-même est fautive, en indiquant que le Banquet se fonde sur « un commentaire allégorique de trois chansons d’amour », alors qu’il comporte, en plus d’une longue introduction, un autocommentaire littéral et allégorique pour les deux premières, et, pour la troisième, un commentaire seulement littéral, revendiqué comme tel en raison de son objet, la noblesse. Dans le cas du Banquet, et d’une traduction en général, la déontologie impose que l’on indique d’abord quel est le texte traduit. Le lecteur n’en saura rien, pourtant le texte fait difficulté en maints endroits, , en raison des modes de sa transmission et de sa diffusion, tardive (voir l’édition critique de Franca Brambilla Ageno, Le lettere, 1995). Ensuite, elle exige aussi qu’on se rapporte à la bibliographie la plus récente – en l’occurrence ici au minimum à la dernière édition commentée italienne (Gianfranco Fioravanti, Dante Alighieri, Opere, vol. II, Mondadori, 2014), et bien sûr idéalement aux précédentes (notamment aux volumes de la traduction allemande commentée, Dante Alighieri, Das Gastmahl, Philosophische Werke 4/1-4, sous la direction de Ruedi Imbach, Meiner, 1996-2004), et aux études spécialisées. La consultation de ces traductions commentées aurait non seulement évité bien des erreurs, mais permis de prendre la mesure de ce qu’est cette langue italienne qu’utilise le Banquet, et de son rapport au latin philosophique de l’époque.

L’ouvrage a-t-il même été relu ? Pour prendre un simple exemple, on trouve deux dates différentes pour le De vulgari eloquentia. Les renvois explicites, internes au Banquet ou externes aux autres œuvres de Dante, ne sont pas précisés. Les rares mentions de littérature secondaire ne prennent pas la peine de donner les références, tant dans l’introduction (ex. p. 16) que dans les notes de l’édition. Lorsqu’il s’agit de traductions d’ouvrages anciens, le choix se porte sur de très anciennes traductions – probablement plus aisément disponibles en ligne (telle la traduction de 1824 de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, ou celle de 1862 de la Physique, etc.). On nous dit dans l’introduction que les références seront « explicites ou allusives » : allusives, elles le sont en effet comme la mention brute du De intellectu d’Albert le Grand, mais grossièrement fautives ailleurs : la dernière traduction des Météorologiques d’Aristote est attribuée à Thomas d’Aquin et la première à Albert le Grand, alors qu’elles furent réalisées respectivement par Guillaume de Moerbeke et Gérard de Crémone. Les références sont le plus souvent omises.

Dans certains cas, comme pour la Summa contra Gentiles, une description baroque minimale est donnée – le lecteur sera certainement surpris de voir Thomas d’Aquin voisiner avec saint Augustin parmi les « Pères de l’Église », et, par contre, s’étonnera de voir Dante parler de « Saint Thomas d’Aquin » alors que sa canonisation n’eut lieu qu’en 1323 ! Répétons-le, s’appuyer simplement sur les commentaires et études existants, à défaut d’effectuer une recherche originale, aurait au moins permis d’éviter approximations et erreurs (on se demande bien d’où sortent certaines affirmations, comme l’adhésion de Dante « au franciscanisme »), et aurait fourni au lecteur des éléments indispensables à une bonne intelligence du traité.

Dante, Le Banquet René de Ceccatty

Dante par Luca Signorelli (XVe-XVIe siècle)

On considère que le Convivio a comme terminus post quem la fin de l’année 1303 ou le début de l’année 1304, comme terminus ante quem 1307-1308, avec une interruption, pour la rédaction du livre IV (écrit après mars 1306), durant laquelle a pu se situer la rédaction du De vulgari eloquentia. La date de composition ici indiquée (« entre 1297 et 1314 »), sans aucune justification, est totalement fantaisiste, puisque le Banquet comme le De vulgari eloquentia sont sans aucun doute possible composés postérieurement à 1297, après la double condamnation qui conduira Dante à l’exil de Florence (1302), exil dont le poète se lamente avec douleur dans les deux ouvrages (Convivio I 3 4-5, De vulgari eloquentia I 4 3).

Fantaisiste aussi l’affirmation selon laquelle le traité aurait été écrit « pendant la rédaction de la Divine Comédie » : on s’entend au contraire pour expliquer l’interruption du Convivio et du De vulgari eloquentia par le début de la rédaction de la Comédie, en considérant que les premiers chants de l’Enfer furent commencés vers 1307, et travaillés jusqu’en 1314 [1]. Cette affirmation du traducteur irrigue et conditionne pourtant l’ensemble de l’« Introduction », laissant entendre à plusieurs reprises, à tort, que les deux ouvrages sont contemporains, trouvant même une citation de la Comédie dans un des traités, et de ce fait présentant le Convivio comme une explication ou une mise à plat des principes et savoirs, d’origines diverses, qui sont mis à l’œuvre dans le grand poème, une exposition de l’ « arrière-fond linguistique, philosophique, moral, théologique et astronomique de son grand poème qu’est la Divine Comédie » – ce qui empêche de saisir la logique propre du traité, éthique et politique, dans la période particulière de sa composition.

Le traducteur prétend également, toujours sans justification, que c’est la rédaction de la Monarchie qui expliquerait l’interruption du Banquet. Or si la date de la Monarchie a fait l’objet de longues discussions de la part de la critique et reste problématique, on tend néanmoins à la situer comme contemporaine du Paradis, même indépendamment de la référence, d’interprétation controversée, de la Monarchie I 12 6 au Paradis V 19-24. On a bien mis en évidence à la fois les parallèles et les différences, sur le plan de la doctrine, et l’on pense maintenant à une composition progressive de la Monarchie [2].

Le Banquet est un traité incomplet, comme le De vulgari eloquentia, quasi contemporain. Dante choisit une forme très particulière pour assouvir la soif de savoir présente en tous les hommes : le commentaire de ses propres canzone. Le premier livre est un magnifique plaidoyer visant à établir que la langue vulgaire peut seule remplir cet objectif. Notons à ce propos qu’il est fautif de restreindre, comme il est fait dans le livre I, l’acception de volgare en le traduisant par « langue parlée » (ou « langue courante »). L’important pour Dante, tant dans le Convivio que dans le De vulgari eloquentia (I 1), est de distinguer deux locutiones, deux modes d’expression, le « vulgaire » et le savant, par un certain nombre de traits et de propriétés, la distinction oral/écrit n’étant pas mentionnée : « le vulgaire est le plus noble, d’abord parce qu’il a été le premier que le genre humain a été utilisé, ensuite parce que le monde entier en jouit, bien qu’il soit divisé selon diverses prononciations et vocables, enfin parce qu’il nous est naturel, alors que l’autre est, plutôt, artificiel » (De vulgari eloquentia I 1 4). Le « vulgaire » (volgare) est la langue des hommes et femmes du peuple (les volgari), distincte de celle réservée à l’élite des « lettrés » (litterati), la langue qui peut donc seule servir à transmettre le savoir à tous [3].

Dante nous indique métaphoriquement que le Banquet aurait dû comprendre quatorze traités (Convivio I 1 14), chacun consacré au commentaire d’une chanson, portant sur l’une des vertus : « Les plats de ce banquet seront ordonnés de quatorze façons, c’est-à-dire selon quatorze chansons …». Or ici la note 1, p. 57 (« Dante n’en a écrit que trois n’ayant pas achevé son livre ») est grossièrement fautive, ne distinguant pas les chansons, écrites antérieurement, avant l’exil, et le Banquet, postérieur, qui se donne pour but de les commenter pour en donner la signification véritable : l’ouvrage, incomplet, commente de fait seulement trois d’entre elles, mais celles-ci constituaient les chansons 2, 3 et 4 d’un ensemble ordonné de quinze chansons. Le Banquet fait à cinq reprises des renvois aux traités qui étaient projetés, que l’on peut associer à certaines des chansons. L’édition critique de Domenico De Robertis (2002) a établi que l’ensemble ainsi ordonné, longtemps attribué à l’initiative de Boccace, car présent dans trois de ses codices autographes, était en fait attesté par une tradition manuscrite indépendante et antérieure. La critique se divise sur la composition de ce qu’on appelle il libro delle canzoni, sur le rôle joué par Dante dans celle-ci, et sur sa relation avec le Banquet, selon son projet initial et son inachèvement final. Selon Enrico Fenzi, dans l’introduction de Le canzone di Dante (Le Lettere, 2017), les chansons auraient été composées en des moments et en des occasions diverses, puis ultérieurement regroupées par Dante, indépendamment de leurs dates de composition.

Dante, Le Banquet René de Ceccatty

Je ne commente pas davantage l’introduction, qui ne peut certainement pas servir de guide à la lecture – on y rencontre de nombreux développements pêle-mêle, par exemple sur la différence entre l’usage de la patristique chez Dante et chez Foucault, sur leur conception différente de la « chair » (ce qui est dit de la patristique par rapport à Dante est souvent étrange, ainsi pourquoi comparer le Banquet aux « manuels de conduite conjugale… habituels à la patristique » ?), qui n’éclairent en rien notre traité, et de fait s’appuient presque exclusivement sur la Commedia, abondamment citée. On y lit des allégations sans fondement, par exemple cette mention de « modes de raisonnement antiques et chrétiens primitifs » sur lesquels s’appuierait Dante. On ne trouvera absolument rien, par contre, sur les liens explicites, et abondamment étudiés, du Banquet comme des autres œuvres de Dante à la philosophie médiévale.

Le chapitre V de l’ouvrage de Ruedi Imbach, Dante, la philosophie et les laïcs (Fribourg, 1996) donne le contexte de l’œuvre, et décrit de manière claire le projet du Banquet comme « un traité de philosophie rédigé en langue vulgaire », écrit par un laïc pour un public de laïcs, de non litterati, incluant donc les femmes. Dante tout à la fois reçoit et transforme le discours scolastique, sur différents plans, langue, forme, objet, finalité, limites [4]. C’est éclairé par la philosophie de son temps qu’il faut lire le Banquet, comme l’avait fait déjà, pour ne citer qu’un ouvrage en français, Étienne Gilson dans son Dante et la philosophie (Vrin, 1949) ; et plus récemment les nombreuses études qui ont diversifié les parallèles et éclairé par des réflexions contemporaines les thèmes abordés dans le Banquet, comme par exemple – pour rester dans la bibliographie en langue française – le thème des Intelligences, ou celui de la noblesse, étudiés par Alain de Libera dans Penser au Moyen Âge (Seuil, 1991) et plus récemment dans  le livre collectif Dante et l’averroïsme.

Il manque certes une traduction française à jour et savante du Banquet, celle de la Pochothèque, le plus souvent utilisée, n’étant pas accompagnée d’une annotation savante. Rappelons néanmoins l’existence de la traduction ancienne de Pézard (Œuvres complètes, Gallimard 1965), qui on le sait inventa une langue ad hoc pour rendre tant le latin que l’italien de Dante, de celle de Philippe Guiberteau (Les Belles Lettres 1968) marquée par l’idée datée que Dante serait un sectateur de l’ésotérisme gnostique, constamment en bataille « entre la Gnose et l’Eglise » (!). ). Ceci devrait précisément inciter tout lecteur, et a fortiori tout nouveau traducteur, à consulter les éditions et commentaires spécialisés du Banquet, et les ouvrages de référence s’y rapportant (voir en particulier P. Falzone, Desiderio della scienza e desiderio di Dio nel Convivio di Dante, Il Mulino 2010)  !

Naturellement, tout ce qui a été dit jusqu’à présent a des répercussions sur la langue de l’œuvre, et devrait en avoir sur la traduction elle-même. Comme l’explique clairement Fioravanti dans son introduction, le commentaire des chansons adopte le style universitaire : division du texte commenté du poème en sections, présence de dubia et de questions, jusqu’au livre IV qui a la structure d’une question disputée sur la noblesse, utilisation de paraphrases en forme de « digressions », argumentation sous forme de syllogismes. La « vulgarisation » du vocabulaire, déjà en germe dans la Vita nova, est également un trait remarquable du Banquet, avec des innovations lexicales entrées durablement dans la langue italienne, et des expressions caractéristiques de la scolastique. Fioravanti relève notamment le verbe porre qui rend le latin ponere, au sens fort de soutenir une thèse, ou des expressions caractéristiques de l’argumentation comme è da notare (est notandum quod), alla quaestione rispondendo dico (ad quaestionem respondendo dico). On lit aisément le latin derrière l’italien de Dante. Par exemple, Per che si conchiude lo principale intendimento (I v 15) correspond au latin Quare concluditur principaliter intentum (que ne rend pas correctement « Ainsi se démontre le premier principe » ; plutôt « Ainsi se conclut mon propos principal »).

Dante, Le Banquet René de Ceccatty

Affiche de music-hall (1890), Gallica/BnF

Sur le contenu doctrinal, je me contenterai d’un seul exemple, en IV 4. Le chapitre commence par : « Lo fondamento radicale della imperiale maiestate, secondo lo vero, è la necessità della umana civilitade, che a uno fine è ordinato, cioè a vita felice », ainsi traduit : « Le fondement radical de la majesté impériale, selon la vérité, est la nécessité de la civilisation humaine, à savoir de la vie heureuse ». Civilisation rend ici l’italien civilitade, correspondant au latin civilitas. Or ce terme a un sens technique, qui n’a pas à voir avec la civilisation (on comprendrait assez mal ce que ce mot veut dire en un tel contexte), mais avec la vie civile, la vie en société (expression retenue dans la traduction de la Pochothèque, 1996). Dante s’en explique immédiatement  : personne ne peut parvenir au bonheur sans l’aide des autres, du fait que l’homme a besoin de nombreuses choses, auxquelles un seul ne peut suffire.

Et Dante conclut le paragraphe : « E però dice lo Filosofo che l’uomo naturalmente è compagnevole animale ». Or ici le traducteur choisit l’expression « animal politique » en indiquant en note que Dante veut plutôt dire qu’il est « un animal aimant la compagnie », et ajoute : « Dante transforme la formule aristotélicienne, que je rétablis » – une violence faite au texte, qui conduit à oblitérer tout le chemin parcouru par la formule, d’Aristote au Moyen Âge, notamment via Avicenne. Compagnevole est en effet le terme toscan dérivé, à travers le français compagnon, de différentes expressions renvoyant à la vie en société (par l’intermédiaire du De regimine principum de Gilles de Rome et du De regno de Thomas d’Aquin). Le sens n’est pas que l’homme « aime la compagnie », mais qu’il est par nature un être vivant en société, avec les autres hommes, dans chacun des cercles de la vie sociale, la famille, le quartier, la cité, le royaume, ce qui exige en chacun des règles et une forme de gouvernement. Chaque civilitade a sa fin particulière, jusqu’à celle propre au genre humain, qui a pour fin le bonheur de l’homme. Cette conception à la fois éthique et politique est essentielle pour Dante, il la développe dans tout ce chapitre, et la reprendra ensuite dans la Monarchie (I v 3-9) [5].

Ce type de « rétablissement », de correction du texte, est explicitement assumé par le traducteur à d’autres reprises, quand il explique qu’il est « contraint de rétablir la traduction littérale », tel le nom d’une planète derrière la périphrase imagée (en rendant terzio cielo par ciel de Vénus, dans le poème, p. 89, comme dans le commentaire qu’en fait Dante – ce qui n’a précisément rien de « littéral » !), et plus généralement quand il affirme avoir dû « opter pour le “contenu véritable” des mots » en délaissant leur « “apparence” ». Dans ces mêmes colonnes, Monique Baccelli se demandait comment réagirait le lecteur italien devant le choix également abusif que le même auteur fait dans sa traduction de la Commedia de supprimer certains noms propres « dont la présence impliquerait… de longues notes ». Dante, si mal connu du public français, ardent défenseur de la transmission du savoir et de son amour pour la langue, n’aurait-il pas le droit, à la veille du sept centième anniversaire de sa mort, à de meilleurs égards ?


  1. Voir notamment G. Inglese, Vita di Dante. Una biografia possibile, Carocci, 2015, chap. 21.
  2. Voir la présentation synthétique des différentes options, et leurs enjeux herméneutiques, dans la récente édition de P. Chiesa et A. Tabarroni, Salerno editrice, 2013, §15, p. lx sq.
  3. Cf. le glossaire de notre traduction du De vulgari eloquentia, Fayard, 2011, p. 322-324.
  4. Voir R. Imbach et C. König-Pralong, Le défi laïque, Vrin, 2013, chap. V.
  5. Je me permets de renvoyer à mon article « Civilitas. De la famille à l’empire universel », paru dans I. Atucha & al., Mots médiévaux offerts à Ruedi Imbach, Turnhout, 2011, p. 163-174.
Lire la réponse de René de Ceccatty en suivant ce lien.

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