On comprend que la littérature chinoise contemporaine soit faite majoritairement de récits qui tentent de revenir sur les périodes les plus sombres du passé récent et notamment les années 1965-1968 de la Révolution culturelle. Années cruciales et cruelles où la tyrannie de Mao ne put se maintenir qu’en instrumentalisant une partie de la jeunesse, les Gardes rouges, contre les « ennemis de classe » menaçant son pouvoir. Mêlée furieuse, luttes sans merci, campagnes de redressement idéologique en tout genre et millions de victimes. C’est le cadre général du Clou de Zhang Yueran, née dans la province du Shandong en 1982 et dont c’est le premier roman traduit.
Zhang Yueran, Le clou. Trad. du chinois par Dominique Magny-Roux. Zulma, 592 p., 24,50 €
L’anecdote principale du livre de Zhang Yueran est donc banale. Dans une petite ville de province pas très éloignée de Pékin, mais encore en partie rurale, les facilités meurtrières offertes par ces temps troublés permettent au grand-père d’une narratrice (il y a un autre narrateur), une fille de bonne famille, de se débarrasser du directeur-adjoint de l’hôpital universitaire où il exerce.
Il le fait d’une manière particulièrement habile et abjecte en profitant de la séance de « rééducation » où l’on roue de coups son rival pour lui enfoncer dans le crâne un clou, ce qui détermine une infection à bas bruit et transforme le malheureux en légume. Pas vu pas pris, ou sans doute vu par des témoins et peut-être aidé par un complice. Il y a enquête mais l’omerta règne, personne n’ayant intérêt à se mettre en avant quand les Gardes rouges qui rôdent saisissent n’importe quel prétexte pour régler leurs comptes privés en toute impunité. Et d’ailleurs quelqu’un s’est pendu, ce qui fait de lui, sans la moindre preuve, un coupable idéal. L’hôpital, qui se sent responsable de l’affaire, octroie une pension à l’épouse qui devrait rapidement être veuve mais ne le sera pas, car l’homme-légume survit indéfiniment. C’est un autre enfant, petit-fils de l’homme-légume et ami de la première narratrice, qui assume le rôle de second narrateur, en alternance avec elle.
On comprend aussi que cette longue histoire sinistre et macabre ne puisse être écrite que dans le cadre d’un naturalisme auquel ont recours tous les chroniqueurs chinois aux prises avec l’effroyable réalité politique du maoïsme et de ses suites. Il n’y a donc guère d’originalité fracassante dans le cheminement littéraire d’un roman dont la seule singularité structurelle, très relative, est le dispositif alterné narratrice/narrateur qui transforme le texte de Zhang Yueran en roman par lettres au cours desquelles, parcourant les années qui les ont menés de l’enfance à l’âge adulte, la fille et le garçon découvrent peu à peu ensemble l’atroce vérité d’un crime sordide qui a totalement intrigué, puis façonné, puis détruit leur relation et leurs deux existences.
Comment se peut-il, dans ces conditions que, malgré le peu de surprises proprement esthétiques que ce texte présente – et bien que la chronique au long cours d’ « histoires véritables » ne soit pas ma tasse de thé –, j’aie pris le plus vif intérêt à lire ce roman d’une écrivaine de trente-sept ans ?
Eh bien ! d’abord ce naturalisme-là n’est pas celui, volontiers languissant et/ou accrocheur (généralement les deux), de tant d’autres conteurs du « vécu ». Le récit n’a ni longueurs ni complaisances. Ses protagonistes sont d’une rare complexité psychologique, la fille lucide et dépourvue d’illusions en ce qui concerne les sentiments mais néanmoins passionnée, le garçon velléitaire et rêveur impénitent, puéril au fond, mais sans que jamais l’auteur se perde à leur sujet dans des tentatives d’explication, de justification, de jugement.
Est-ce un effet de la résignation confucianiste, ou d’une vague imprégnation chrétienne qui perce ici ou là, cette histoire funèbre a paradoxalement des aspects rafraîchissants, peut-être parce que la tendance à la solitude, le goût de la nuit, de la méditation qui ne vise aucun but, traversent de bout en bout les aventures de deux êtres faits l’un pour l’autre, dont les trajectoires, fixées dès l’enfance par une insurmontable différence de statut social, ne se rejoindront pas en dépit de la transformation accélérée du décor de la société chinoise.
L’absence de happy end est à mettre au crédit de Zhang Yueran. Elle permet une fin sans conclusion, sans solution, les amants impossibles étant abandonnés dans le courant d’un échec qui ne renvoie qu’à la vacherie de la vie. L’avantage supplémentaire que comporte ce refus de tirer quelque leçon que ce soit des événements relatés, c’est que le lecteur revient alors tout naturellement à l’énigme de cette terrible histoire de clou qui, en vérité, ne peut s’arrêter à aucune certitude. L’enquête est trop obscure, au fond trop peu documentée, pour que le grand chirurgien devenu une sommité académique puisse être à coup sûr convaincu de manigances criminelles et même sadiques avérées, bien que la chose soit évidente pour sa petite-fille comme pour le petit-fils de la victime.
Une nouvelle piste devient alors tentante, celle de la métaphore portée par l’homme-légume qui a fini par être extrait de son mouroir au long cours par une soignante bénévole convertie au christianisme et obsédée par le remords de n’avoir pas contribué à confondre l’intouchable chirurgien dont elle aussi soupçonnait ou connaissait la culpabilité.
Décérébré, l’homme-légume disparaît dans un compartiment secret du récit, mais rien ne dit qu’il meure ou même qu’il doive mourir un jour. N’est-il pas la personnification du peuple chinois tout entier, échappé d’une dictature sanglante pour tomber dans une Chine orwellienne dont nul ne sait si elle recouvrera un jour, en matière de capacité de choix démocratique, un cerveau politique intact ?