« Rien n’était tragique. Il savait qu’il existait des navettes entre l’île de la souffrance, celle de l’oubli, et celle, plus lointaine encore, de l’espoir. » (David Foenkinos) « Le tam-tam sourd de l’absolu l’appelait vers une rencontre non-capitonnée, un amour tissé de vérités dangereuses pour soi et pour l’autre. » (Alexandre Jardin) « D’accord mais attention, te trompe pas de trou. » (Christine Angot) « Une larme profita d’un moment d’inattention et parvint à se faufiler à travers mes cils et à rouler sur ma joue. Je n’eus pas le courage ni la force de l’intercepter. » (Yasmina Khadra) Ces quelques citations, aux pimpantes sonnailles, figurent, parmi d’autres, en exergue du nouveau Prosper d’Éric Chevillard.
Éric Chevillard, Prosper à l’œuvre. Illustrations de Jean-François Martin. Noir sur Blanc, coll. « Notabilia », 112 p., 15 €
À tous les lecteurs dont la mémoire serait défaillante, ou qui n’ont pas l’âge requis, je précise que le titre de cet article fait référence à l’un des plus grands succès de Maurice Chevalier qui, dans les années 1930-1940, chantait ce refrain : « Prosper, yop la boum, c’est le roi du macadam », éloge exalté et rigolard d’un gentleman maquereau et fier de l’être. Quelle belle époque ! Éric Chevillard, lui, notre contemporain, a déjà publié nombre d’ouvrages dont les titres dressent le profil de quelqu’un qui ne s’en laisse pas compter. Qu’on en juge : Les absences du capitaine Cook, La nébuleuse du crabe, Au plafond, L’œuvre posthume de Thomas Pilaster, Du hérisson, Le vaillant petit tailleur, ou encore Démolir Nisard, où il lâchait toute sa vindicte au nom sacré de la littérature. On voit que l’homme a du poids !
Un premier volume des aventures de ce Prosper Brouillon (c’est son nom), objet du présent ouvrage, a été publié sous le titre Défense de Prosper Brouillon en 2017. Je ne l’ai pas lu. Mais c’est à l’œuvre – voir le titre – que l’on retrouve ici un écrivain rongé par le langage au point d’en perdre le sommeil, du moins au début du livre ; après, on verra. D’abord, un peu d’histoire : Prosper est le fils d’Électre et de Modeste Brouillon, d’où son patronyme, ce qui ne l’empêcha pas de vivre certaines années rebelles, comme être d’emblée post-soixante-huitard dans sa jeunesse, ce qui n’est pas donné à tout le monde !
Prosper est de ceux qui ne reliront jamais les livres qu’ils n’ont jamais lus, nous assure Chevillard, ce qui lui permet de rogner sur la bibliothèque pour agrandir son dressing ; mais comme il se lance dans l’écriture d’un roman policier qui appelle maints rebondissements, il savoure celui qui vient de surgir à son esprit en le comparant aussitôt à « un passing de revers le long de la ligne », façon Rafael Nadal (entre nous, je préfère l’élégance de Roger Federer aux coups de boutoir de l’Espagnol, mais chut !). On voit que Prosper ne lésine pas sur la comparaison brutale, voire l’analogie conquérante ! Le talent, quoi !
Si Prosper s’est décidé pour un roman policier, après le succès public des Gondoliers – son précédent ouvrage –, c’est pour ne pas négliger le marché de niche, car « cette forme de mépris du client ne lui ressemble pas ». Il s’agit donc de créer des protagonistes qui vont fasciner le lecteur par leur forte personnalité ; voici d’abord le commissaire divisionnaire Chamoulot, qui a bien failli se nommer Pichard, Maulévrier, Partagas ou Molard, mais non ! non ! s’est écrié silencieusement notre auteur, ce sera Chamoulot ! Un adjoint s’impose, et Brignon apparaît (sa mère était allemande, et son grand-père « une ordure de nazi »). Il va falloir marcher sur des œufs quand on touche à la Grande Histoire ! Reste à recruter trois gars encore pour la brigade, réalise Prosper, et une femme ? Une Antillaise ; elle se nommera Finotte et sera profileuse, ça fait moderne, on n’est plus au temps de Maigret ! Au début, Chamoulot « ne peut pas la piffer », c’est un flic à l’ancienne et « cette pimbêche (péronnelle ?) fraîche émoulue de son école de police » lui tient tête, en femme de caractère.
Bon. On ne va pas passer en revue tout le personnel, à l’exception toutefois du perroquet Tata qui, à mon avis, en sait plus long qu’il ne veut bien le dire en croaillant sur son perchoir ! Dans une note subtilement placée en bas de page, Chevillard nous apprend qu’effectivement le perroquet « croaille », selon la Grande encyclopédie des animaux ; outre le plaisir pris à la lecture de ce petit bijou qui luit comme un brin de paille dans l’étable (non, ça c’est de Verlaine, qui parlait de l’espoir !), nous aurons donc appris quelque chose d’essentiel. Merci l’auteur !
Mais place au travail sur le langage, où Prosper aime à se perdre pour mieux se retrouver. Écrivain il est, et d’abord un styliste ! Dès le début du livre, on voit Prosper se retourner dans son lit, une phrase écrite le matin même le laissant insatisfait ; celle-ci : « La rivière serpentait dans la vallée, arrosant les petits villages qui ponctuaient ses rives. » Si la deuxième partie de la phrase lui convient – pourquoi pas ? –, la première, en revanche, lui paraît d’une banalité désolante. Il la rature nerveusement et écrit : « La rivière accomplissait de voluptueux méandres dans la vallée… » À nouveau mécontent, il ajoute finement : « À l’instar d’un serpent, la rivière accomplissait de voluptueux méandres, etc ». On perçoit aussitôt la rude exigence stylistique de Prosper, que les citations placées en exergue de son épopée par l’auteur avaient provoquée ; on ne saurait se satisfaire du peu quand on peut le plus ! On ne naît pas Prosper Brouillon : il faut vraiment vouloir le devenir, insiste Éric Chevillard au détour d’une phrase bien sentie.
Un autre exemple de cette volonté inébranlable nous est fourni un peu plus loin. On nous avertit : « Quand Prosper empoigne un sujet, il n’y va pas de main morte, comme en témoigne déjà sa Rencontre avec un papillon, un court poème en prose ». Le simple extrait qui suit vous en fournira, cher lecteur, une approche suffisante : « Ô papillon aux ailes ocellées qui oscillent aux brises des parfums, que fais-tu là sur ma main ? Messager de la divinité, quels mots chuchotent à mon oreille tes volutes quand tu volettes ? […] Mais quel de nous est le plus mortel, léger chiffon de soie qu’un frisson froisse ? » Etc. Comme on le constate, il sait absorber avec audace les lacets de l’allitération, tel, jadis, un Apo Lazaridès au mieux de sa forme (vous êtes trop jeunes pour comprendre !), ce n’est pas ça qui lui fait peur, oh que non !
Revenons à Chevillard en personne. Son ouvrage est d’une habileté démoniaque – pourrait s’exalter Prosper – puisqu’il parvient à élaborer sa trame policière tout en la démontant, à moins que ce ne soit le contraire ; construire en déconstruisant, c’est appliquer les analyses d’un célèbre sociologue français, si célèbre même que je ne citerai pas ici son nom, ce serait faire injure à l’érudition et à la perspicacité de nos lecteurs ! Bref, c’est du bon boulot !
Chemin faisant, l’auteur démonte, avec soin et un brin de sournoiserie, la chaîne de production d’un futur bestseller, dans laquelle celui qui est appelé à faire figurer son nom sur la couverture ne joue, tout compte fait, qu’un rôle plutôt secondaire ; si, par extraordinaire, Prosper à l’œuvre devait connaître le fabuleux succès qu’il mérite (il y a longtemps que je n’ai pas à ce point jubilé à la lecture d’un livre, c’en est presque indécent), un merveilleux malentendu serait à l’œuvre ! Tant mieux !
Ah ! une chose encore : les dessins de Jean-François Martin sont de parfaites manifestations d’un humour imperturbable, qu’une pointe de dandysme pictural ne manque pas de relever. Mordiable ! voilà que je m’exprime « à la Prosper » !