De nombreux ouvrages récents se consacrent à la critique et à la généalogie du néolibéralisme avec un succès académique et public notable. L’intérêt de nombreux auteurs pour John Dewey, illustre représentant de la pensée pragmatique américaine du premier XXe siècle, est de plus en plus accolé à cette critique de la pensée néolibérale, suscitant des interrogations quant aux significations intellectuelles et politiques de ce mouvement éditorial et théorique. Autogestion, démocratie radicale, laissez-faire, populisme, évolutionnisme, etc. : que peut signifier cette multiplication contemporaine de notions politiques pourtant anciennes ?
Grégoire Chamayou, La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire. La Fabrique, 336 p., 20 €
Robert Kurz, La substance du capital. L’Échappée, coll. « Versus », 304 p., 19 €
Alice Le Goff, Pragmatisme et démocratie radicale. CNRS Éditions, 272 p., 25 €
Pierre Steiner, Désaturer l’esprit. Usages du pragmatisme. Questions Théoriques, coll. « Saggio Casino », 336 p., 16 €
Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique. Gallimard, 336 p., 22 €
Dans ces colonnes, Pascal Engel analysait une livraison récente de la vogue spinoziste dans le débat français en concluant sur le fait que le philosophe d’Amsterdam constituait le « philosophe populaire par excellence. Si ce qu’on attend de la philosophie populaire est qu’elle nous apporte ce que nous désirons ou ce que nous aimerions croire, alors la lecture de Spinoza nous satisfera toujours ». Vogue moins durable mais tout aussi – voire plus – productive en quantité d’écrits et d’ouvrages, l’analyse critique du néolibéralisme figurerait peut-être le miroir de cette fascination spinoziste : si ce qu’on attend de la critique intellectuelle est qu’elle nous apporte des objets de détestation ou des raisons pour détester ce que nous aimerions détester, alors le néolibéralisme nous satisfera toujours. Sans doute moins parce qu’il est populaire – mais il faut noter l’usage croissant du terme dans les discours militants – qu’en raison, paradoxalement, de son élitisme fruste et de ses définitions vagues voire divergentes.
Les parutions récentes consacrées à la question confirment en effet le flou du terme « néolibéral » lui-même, qui renvoie à une pluralité presque infinie de corpus, théories, chronologies, etc. Serge Audier, dans un ouvrage parfois contestable, avait rappelé cette profusion dès 2012 dans Néo-libéralisme(s). Une archéologie intellectuelle (Grasset), insistant à juste titre sur l’hétérogénéité fondamentale de ce qu’on rassemble sous le terme de néolibéralisme. Barbara Stiegler, dans « Il faut s’adapter », s’intéresse aux textes de Walter Lippmann ; tandis que Grégoire Chamayou, dans La société ingouvernable, s’arrête sur le corpus managérial états-unien des trente glorieuses ou sur les œuvres tardives de Friedrich Hayek et de Milton Friedman. Hétérogénéité d’un objet souvent présenté comme homogène, hétérogénéité de ces critiques dont les usages du néolibéralisme ne présagent pas d’une unité intellectuelle ou politique. En France, les définitions du néolibéralisme paraissent dessiner de bien rares points communs : rôle séminal de la publication des cours sur La naissance de la biopolitique de Michel Foucault en 2004, identification de l’importance historique majeure du colloque Walter Lippmann organisé à Paris en 1938 dans la diffusion de ces idées, nature hybride de cette pensée héritière du laissez-faire des libéraux « classiques » mais défendant un interventionnisme d’État jusqu’à l’autoritarisme violent. Hors cela, qui est beaucoup et peu à la fois, le néolibéralisme peut être revêtu de tous les oripeaux politiques – fascisme, libéralisme, démocratie ou oligarchie et on en passe – comme intellectuels, pour la simple raison qu’il est une notion encore en voie de définition et le support fiévreux de passions contemporaines.
L’effort de Barbara Stiegler constitue à ce titre l’une des premières entreprises d’éclaircissement de l’histoire des idées et des discours néolibéraux au moment de leur première formalisation durant l’entre-deux-guerres qui soit destinée à la fois à une large audience et aux spécialistes. La philosophe découvre dans le débat entre John Dewey et Walter Lippmann (Lippmann-Dewey debate chez les Anglo-Saxons, qui l’analysèrent dès les années 1990) un pan oublié des racines intellectuelles du néolibéralisme lippmannien, sans doute pionnier dans la profuse histoire des théories néolibérales : son naturalisme (librement) inspiré de Darwin, ramassé dans la formule aujourd’hui indigeste à force d’être ânonnée dans tant de discours politiques et médiatiques, « il faut s’adapter ». Barbara Stiegler met en œuvre une généalogie des pensées, étonnamment parallèles bien qu’opposées, de Dewey et de Lippmann à propos tant de Darwin que de la démocratie, qui témoignent d’un fondement évolutionniste et naturaliste de la pensée néolibérale à l’origine d’une conception normative et rigide du politique confinant à une dépolitisation des citoyens : « Retrouvant à la fois le motif de la main invisible d’Adam Smith et celui de la sélection naturelle darwinienne de variations accidentelles, Lippmann cherche à rendre fondamentalement inopérants, dans ce gouvernement spontané de la société, le savoir et les Lumières du citoyen. » La problématique darwinienne offre ainsi une déconstruction du discours néolibéral que l’actualité rend particulièrement pertinente : l’exigence d’adaptation fondée in natura rerum ancre une vision du monde économique et social comme fondamentalement « en retard », et donc à réformer selon le but ultime (telos) d’une conformité inaccessible avec un capitalisme mondialisé.
« Il faut s’adapter » approfondit ainsi les premières intuitions de Michel Foucault, en précisant certains angles morts laissés par ses cours sur la biopolitique, que ce soit au point de vue historique ou plus théorique – ainsi, l’insistance sur l’évolutionnisme de Lippmann permet de démontrer l’importance autrefois négligée de la question des rythmes temporels de l’évolution des sociétés mais aussi la « mise hors circuit de l’intelligence » qui mène, pour finir, à la défense de la fabrique du consentement. Face à Lippmann, Barbara Stiegler oppose alors la pensée contemporaine de John Dewey, chef de file du pragmatisme au XXe siècle, qui, ferraillant contre ce néolibéralisme naissant, se retrouve contraint à repenser un idéal démocratique « affranchi de l’idéalisme métaphysique ». Tout en en soulignant certaines limites, l’ouvrage place Dewey dans une situation historique et politique de contradicteur premier du néolibéralisme lippmannien, par sa réflexion bien connue sur la démocratie radicale elle aussi inspirée – plus rigoureusement – par Darwin. Fondée par le débat attesté entre les deux hommes autant que par la rigueur de l’analyse de Barbara Stiegler, cette opposition soulève cela dit des questions.
Ces dernières trouvent en partie des réponses dans la magistrale synthèse qu’Alice Le Goff consacre à la question des liens entre Pragmatisme et démocratie radicale. La philosophe rappelle ainsi l’intérêt récent pour une philosophie politique inspirée de Dewey, qui trahit une part de ses héritages les plus directs, notamment le travail opéré par les générations postérieures de pragmatistes comme Richard Rorty, lui aussi penseur de la nature : « la position de Rorty s’enracine dans l’idée que le pragmatisme s’est défini autour d’une critique de l’épistémologie moderne de la représentation qui implique une vision de l’esprit comme ‟miroir” de la nature : le pragmatisme s’enracine dans l’échec de la philosophie à définir un point de départ ‟naturel” de la pensée ». En contextualisant le travail de Dewey sur la démocratie radicale, lié au Lippmann-Dewey debate entre autres choses, Alice Le Goff en souligne le caractère à la fois idéaliste et inabouti sur certains points – notamment la faiblesse de l’analyse concrète des relais institutionnels à la mise en œuvre d’une telle démocratie radicale – tout en rappelant l’abus de langage qui fait de cette pensée une théorie radicale. John Dewey fut aussi le philosophe d’une mise à distance constante du marxisme et de tout rôle positif de la conflictualité sociale et politique dans sa pensée « progressiste ».
En ayant recours notamment à l’œuvre du sociologue Charles Wright Mills, Alice Le Goff pointe ainsi les restrictions importantes d’une philosophie politique refondée par l’apport de Dewey, qui reste cependant un événement important de nombreux travaux des dernières années. Révélatrice est à ce titre l’analyse de l’intérêt d’Axel Honneth pour les œuvres du pragmatiste américain dans les années 1990, qui enrégimente Dewey dans une pensée de la lutte pour la reconnaissance et articule sa démocratie radicale dans les héritages de Habermas (« éthicité » démocratique et espace public). Avant la parution des cours de Michel Foucault sur la biopolitique, Dewey avait déjà été inséré par l’école de Francfort dans une philosophie plus hégélienne que radicale valorisant une conception éthique et délibérative de la démocratie, qui avait le double mérite de s’éloigner de Rawls comme des théories marxistes.
Ces limites, rappelées de façon plus liminaire par Barbara Stiegler, appellent à une plus grande circonspection face aux usages de Dewey parfois débridés dans certains travaux contemporains de philosophie politique. Désaturer l’esprit, court ouvrage que Pierre Steiner consacre à la philosophie de la connaissance pragmatiste (notamment Rorty et Dewey), au-delà de son intérêt intrinsèque, permet de souligner le fait que les articulations théoriques menant cette pensée vers le politique sont plus complexes qu’une simple émancipation de la métaphysique et reposent sur une analyse sophistiquée des rapports entre pratique et théorie postulant une « rupture entre l’attitude scientifique (expérimentale) et nos valeurs et rationalités morales et sociales ». Ce qui est en jeu chez Dewey et qui a pu séduire des penseurs post-hégéliens comme Honneth est peut-être avant tout cet expérimentalisme pensé comme réponse à la crise de l’intelligence, effectivement mise hors circuit, que traversent les sociétés industrielles. La démocratie radicale de Dewey, souvent étonnamment naïve sur les plans institutionnel et politique, se fonde d’abord sur une philosophie de la connaissance et du sujet qui fonctionne par la systématisation de la démarche enquêtrice et scientifique à l’ensemble du champ social et politique (artistique aussi, comme le rappelle L’art comme expérience). Resituée dans l’ensemble de l’œuvre démesurée de Dewey, sa critique du néolibéralisme se comprend ainsi d’abord au sein d’une philosophie de la connaissance démocratiquement féconde selon une pensée procédurale sophistiquée.
Pierre Steiner, étudiant d’autres concepts et domaines de recherches, permet ainsi de considérer que Dewey fournit peut-être moins une alternative probante en termes de philosophie politique à un néolibéralisme qu’il a effectivement – et brillamment – combattu – que la possibilité de politiser des domaines le plus souvent hors du champ canonique des penseurs du politique (l’art, la science). Selon une optique plus sociologique, Alice Le Goff rappelle, quant à elle, à quel point certains héritages de ces pensées peuvent aussi fournir des instruments à la dépolitisation et à l’atomisation sociale (comme l’illustre le terme d’empowerment, repris par bien des néolibéraux). Dans cette perspective, la vogue actuelle de la critique du néolibéralisme permet de dégager certaines vigilances intellectuelles et politiques.
En premier lieu pèse un soupçon sociologique : l’intérêt des universitaires et intellectuels pour le néolibéralisme et pour sa critique d’inspiration deweyenne rencontre de toute évidence leurs propres habitus. Grégoire Chamayou rappelle avec clarté à quel point les néolibéraux ont pu mener, depuis plus d’un demi-siècle, une guerre des idées qui voulut s’opposer à la domination supposée des idéologies anti-capitalistes dans le champ intellectuel : leur « projet était explicitement de former une ‟contre-intelligentsia”, une communauté intellectuelle alignée sur les intérêts du business ». Cette guerre des idées, aujourd’hui remportée par les néolibéraux à coup de think tanks et d’omniprésents experts en expertise, interpelle de façon sensible l’ethos intellectuel et universitaire des auteurs. Dans quelle mesure n’assiste-t-on pas à une réaction face à cette agression concertée contre la figure même de l’intellectuel critique ? Il va de soi que les ouvrages cités ne constituent pas une simple défense corporatiste, mais la violence anti-intellectuelle néolibérale devrait obliger, à nos yeux, à se poser en miroir la question des habitus critiques qu’elle pourfend. L’aiguillon du néolibéralisme pour l’intellectuel serait alors aussi une question sensible : les néolibéraux heurtent les traditions intellectuelles par leur démagogie simplette – Milton Friedman rappelant que le seul but d’un chef d’entreprise est le profit – autant que par leur élitisme, rival de celui des universitaires.
Plus centrales, les limites à la critique deweyenne du néolibéralisme sont rappelées par Alice Le Goff dans une analyse limpide et détaillée, qui conclut essentiellement sur la complémentarité historiquement attestée entre « l’expérimentalisme démocratique, la démocratie participative » et le « projet néolibéral, comme une façon d’accompagner ce dernier ». Dès lors peut se poser la mise en regard des réponses théoriques à apporter au néolibéralisme : s’agit-il de mettre en exergue une démocratie plus délibérative et un expérimentalisme démocratique aux fondations très friables ? S’agit-il de reprendre le chantier généalogique foucaldien dans une tentative de déconstruction des discours néolibéraux ouvrant de possibles émancipations ? Cette dernière approche constitue une dimension importante du travail de Barbara Stiegler comme de Grégoire Chamayou, qui font la preuve de la pertinence d’une actualisation de la démarche généalogique à d’autres pans de l’histoire néolibérale, tout en oubliant peut-être que celle-ci fut pour Michel Foucault aussi un moyen de son refus des idéologies, du marxisme au premier chef.
L’héritage foucaldien, en dépit de sa fécondité, paraît en effet constituer une borne tacite de ce type d’analyse en ce qu’il comporte une dimension anti-idéologique liée au contexte des années 1970 et à l’œuvre du philosophe. Dans ses cours au Collège de France, Foucault rappelait avec profit le sérieux avec lequel il fallait prendre le préfixe « néo » du néolibéralisme, insistant sur la rupture qu’il constituait avec le libéralisme plus classique. Si cette insistance a permis de dépasser les catégories critiques sclérosées de son temps, elle paraît aujourd’hui accuser le poids de son arbitraire, notamment face à l’absence de définition précise du terme même de néolibéralisme. Les historiens nous le rappellent, le libéralisme autoritaire avait en Thiers ou Guizot – pour en rester à la France – des défenseurs ardents qui nuancent malgré tout la « rupture » néolibérale. On pourrait lire la conclusion que Grégoire Chamayou donne à La société ingouvernable comme l’aveu implicite d’une telle limite, puisqu’il en appelle à rouvrir le chantier clos depuis les années 1970 de l’autogestion comme réponse au libéralisme autoritaire triomphant. L’autogestion comme certaines lectures de Dewey ne séduisent-elles pas aussi les pensées critiques actuelles par leur perméabilité avec une pensée post-foucaldienne braquée contre toute idéologie, notamment d’inspiration marxiste ? Et comment expliquer ce retour timoré aux pensées d’avant Foucault, d’avant le néolibéralisme triomphant, si ce n’est en pointant du doigt l’aporie relative d’une telle généalogie allergique à l’idéologie et donc à certaines pensées ?
La parution de la première traduction de La substance du capital (2005) de Robert Kurz, représentant du courant post-marxiste de la critique de la valeur, montre qu’une critique anti-capitaliste plus « canal historique » permet pourtant elle aussi d’armer les esprits contre le néolibéralisme – et au passage contre toute dérive totalitaire du marxisme. Loin des piètres efforts contemporains d’une critique des valeurs fondée sur une théorie vaguement spinoziste et clairement boiteuse des affects, comme celle faite par Frédéric Lordon, le travail de Robert Kurz rappelle aussi la vigueur d’une école marxiste bien plus radicale et théoriquement rigoureuse et qui se trouve contrainte à un anonymat scandaleux au sein de la pensée engagée. La substance du capital, tout en se passant du terme même de néolibéral qui lui est inutile dans le canevas marxiste de sa critique, retrouve pourtant les thèmes et les notions qu’abordent Stiegler, Chamayou ou Le Goff : aliénation du temps par le capitalisme industriel, autoritarisme intrinsèque des sociétés dites démocratiques, jusqu’à la question des fondements théoriques des agressions faites par ce capitalisme aux libertés individuelles (de chacun comme des minorités) et au milieu naturel. Plus fondamentalement, l’ouvrage démontre l’existence chez Marx et les capitalistes d’une substance du capital qui n’est autre que le travail, placé dans un hors-champ néfaste de l’analyse comme des structures sociales et économiques.
Il ne s’agit pas ici d’en appeler à un quelconque retour au marxisme face aux difficultés théoriques insondables que rencontre toute critique du néolibéralisme, mais simplement de noter le peu de communication existant entre ces domaines pourtant convergents aujourd’hui. Et, ce faisant, de considérer qu’au moment même où le néolibéralisme est si justement critiqué il conviendrait de garder en tête qu’il ne s’agit pas d’une nouvelle pensée anticapitaliste mais d’autre chose ; au pire d’un effet de mode passager, au mieux d’une focale bienvenue sur un pan historique majeur des structures de domination auxquelles nos sociétés sont confrontées. La multiplication des intérêts pour le néolibéralisme et ses premiers contradicteurs souligne la pluralité des théories et pratiques contestataires, esquissant une cartographie d’une forme de résistance intellectuelle face à une entreprise néolibérale cherchant à figer la pensée. Avec Dewey – comme, dans une autre mesure, avec Habermas et Honneth – il s’agit surtout de réinventer un modèle démocratique dit « radical » mais de facture libérale, modérée par la conception délibérative et procédurale de la démocratie, pour une critique somme toute réformiste. On retrouve d’ailleurs chez Chantal Mouffe et Ernesto Laclau une parenté forte avec ces idées dans leur analyse d’une démocratie radicale faisant la part belle au populisme. Avec Foucault, la perspective généalogique offre des possibilités fort diverses pour une critique descriptive du néolibéralisme pouvant mener au choix à une réflexion stratégique insurrectionnelle (Comité Invisible), populiste autogestionnaire et anarchisante (la conclusion de l’ouvrage de Chamayou), voire conservatrice pour de nombreux auteurs. Avec Marx et les marxistes survit une critique plus prescriptive et idéologique du néolibéralisme avec ses fondements socio-économiques et ses potentialités révolutionnaires, dont l’actualisation est notamment opérée par la critique de la valeur.
L’apport de ces pensées est indéniable et nécessaire, notamment parce qu’elles révèlent ce qui avait été largement caché. La proximité, encore une fois rappelée par Grégoire Chamayou, de Hayek et de Friedman avec le fascisme (de Carl Schmitt à Pinochet) aurait dû disqualifier leurs pensées ; mais cela a été oublié. Le ressort de ces critiques et de ces généalogies du néolibéralisme est alors d’abord la démystification mémorielle, l’exhumation des histoires et des faits tus voire dissimulés – ce goût du secret attesté des néolibéraux qui conduit aujourd’hui à se voir taxer de complotisme lorsqu’on reprend rigoureusement certains faits. Ces démystifications sont nécessaires en raison de leur capacité à lutter contre l’état végétatif et apolitique dans lequel la pensée néolibérale veut forclore le débat intellectuel par manichéisme : sera radical qui critiquera la centralité politique et sociale du marché. La séduction de ces démystifications est forte parce qu’elles éclairent la violence et l’ineptie de nos quotidiens. Adaptez-vous. Fermez-la. Faites de l’argent. Ces mots d’ordre, parfois explicites mais plus souvent euphémisés, structurent notre quotidien et l’on est frappé de lire leur histoire si bavarde et éloquente. Mais leur exhumation témoigne également d’une réorientation de l’entreprise généalogique dans un contexte intellectuel défavorable, qui les fait fonctionner plus comme anamnèses que comme généalogies au sens strict, fournissant dès lors les moyens de diagnostics féconds de l’époque plutôt que de nouveaux objets pour la pensée. Vectrices de résistances intellectuelles et politiques, réinstaurant des histoires nécessaires mais oubliées, ces démystifications ouvrent la possibilité future d’une pensée politique du temps présent encore à formaliser.