Madagascar, pays natal

Zébu Boy est un premier roman impressionnant de force et d’émotion continues dans les démons du héros. À Madagascar, pendant l’insurrection de 1947 et la répression qui s’ensuit, les promesses non tenues de la France, la brutalité du colonialisme, les déchirures familiales et la malchance se combinent pour faire du personnage d’Ambila une figure blessée inoubliable. Aurélie Champagne tisse monde intérieur et réalisme du quotidien pour incarner l’Histoire dans une tragédie individuelle.


Aurélie Champagne, Zébu Boy. Monsieur Toussaint Louverture, 256 p., 19,90 €


Ne portant pas son nom de baptême, mais celui de son village, Ambila est comme la personnification du territoire dont il est issu et qu’il cherche à regagner. Une des réussites du livre d’Aurélie Champagne est d’en faire un personnage ambigu, ni héros, ni victime, préoccupé et même obsédé de réussite personnelle. On suit ses calculs incessants, ses arrangements avec la vérité, ses manigances tournées vers le profit. Mais Ambila a des excuses. Engagé volontaire au début de la Seconde Guerre mondiale, il a connu la défaite, la captivité, le travail forcé et la faim, la Résistance enfin. Puis, à la Libération, un nouvel internement et le rapatriement sans la nationalité française promise, ni indemnité, ni prime de démobilisation. Ses seuls bénéfices, des chaussures magnifiques, lui sont enlevés par un sergent français dès qu’il remet le pied à Madagascar : « À l’instant où il avait obéi à ce Vazaha, plus petit et assurément moins bon combattant, il s’était senti redevenir le pauvre indigène qu’il était avant guerre ». « Cette dépossession, le pire des outrages », le hante.

Tout au long du roman, le colonialisme dénie aux Malgaches la condition d’êtres humains. Avec celui qu’on ne considère pas comme un homme, nul besoin de tenir parole, de respecter ses possessions, de donner de l’eau et de la nourriture. On ne voit pas en lui un individu distinct : à la fin, après le soulèvement, des filles et des femmes de colons tués viennent visiter les cellules pour tenter d’identifier les meurtriers de leur père ou mari. Les prisonniers comprennent vite qu’ils ont plus de chances d’être reconnus s’ils restent près de la porte, y compris ceux qui n’ont pas participé aux combats.

Aurélie Champagne, Zébu Boy

Ambila n’hésite pas à recourir à une violence parfois hallucinée ou à la trahison pour favoriser ses intérêts, mais cette quête d’argent est aussi et surtout une recherche forcenée d’estime de soi ; une revanche autant qu’une promesse à tenir, celle annoncée par son premier surnom, le « Zébu Boy » du titre, le beau garçon toujours vainqueur des zébus de savika, « cette tauromachie à mains nues et sans mise à mort prisée d’une côte à l’autre » que son père lui avait apprise. Floué par la guerre, Ambila l’est d’autant plus que, lorsqu’il rentre, son père est mort et son troupeau disparu. Ce qui faisait sa richesse et sa fierté, ce qui aurait dû constituer l’héritage du fils, a été volé et dispersé. Les zébus, dont il rêve et qu’il cherche à racheter à tout prix, sont la trace du père : « Depuis toujours, il enseignait à son fils combien le zébu était puissance, richesse, pouvoir… ». Ils sont le lien au pays, à la virilité – pour devenir un homme, il faut voler un zébu.

Plus profondément encore, Ambila est resté l’orphelin souffrant qui porte le deuil de sa mère et de la fillette mort-née qu’elle attendait. S’il s’est lancé dans le voyage à Tananarive dont le roman raconte le retour, c’est pour gagner de l’argent, mais peut-être plus encore pour revoir un puissant « ombiasy », un devin guérisseur que son père avait consulté pour lui. Il espère qu’il va valider sa prédiction selon laquelle l’enfant allait « forcir ». Or, une fois de plus, Ambila n’est pas reconnu, dans les deux sens du terme. Le devin ne lui dit rien.

Aurélie Champagne mêle magistralement les péripéties du soulèvement aux remémorations obstinées et poignantes de son héros, à la fièvre qui l’habite et le tire vers son village natal. Les êtres comme le pays plongent dans des événements que personne ne semble maîtriser. Les aspirations à l’émancipation, les règlements de comptes se mêlent aux croyances traditionnelles, notamment aux amulettes qu’Ambila rapporte de Tananarive et qui, transformant « les balles en eau », portent une espérance inouïe : celle que les sagaies et les frondes triomphent des fusils. Pendant le trajet, Ambila se raconte : « converser avec un inconnu – et plus encore avec un inconnu qu’on s’apprêtait à tuer – libérait la parole dans des proportions inédites », et il se souvient. De la Meuse, des Vosges, de la porte derrière laquelle a agonisé sa mère. La mort le hante, l’aspiration à la paix, à « retrouver Josselin » – on laisse le lecteur découvrir de qui il s’agit –, contrebalance la volonté de profiter des combats. Au fond, Ambila aspire à une vie paisible et heureuse dans son village, à la vie d’homme prospère, de héros local, dont il a été privé par la mort de sa mère, puis par son engagement, et enfin par la mort de son père.

Aurélie Champagne, Zébu Boy

Outre son personnage principal et la résurrection par l’écriture d’événements historiques peu mis en avant, l’une des forces de Zébu Boy est de constamment affirmer le pouvoir de la fiction. Loin de ne constituer qu’un élément de contexte, les croyances surnaturelles permettent au héros de supporter un sort contraire, de tenir et de se tenir. D’affirmer la valeur d’une civilisation dénigrée. Comme « le chagrin était toujours à double face. […] à la fois comme un sceau et un magnifique processus de survie », comme un nuage de sauterelles peut devenir une manne, la magie peut se révéler décevante – les balles finissent toujours par toucher –, mais aussi sauver autrement. Confronté à l’absurdité du monde par la mort de sa mère et de sa sœur, Ambila y entrevoit un autre ordre des choses : « sa logique butait sur cet enfant né sans vie, dont la date de naissance, postérieure à sa mort, avait fait germer dans sa tête l’image d’un être remonte-temps, par lequel une brèche s’était peut-être ouverte ».

Quand la fatalité historique rejoint la fatalité particulière pour atteindre l’insupportable, c’est le monde invisible qui permet à Ambila de prendre « la tangente » et lui offre une fragile échappatoire. Aurélie Champagne a composé le roman d’un orphelin et d’un pays, d’un personnage qui, parce que la colonisation l’infantilise sans cesse, ne peut échapper à ses deuils. L’histoire d’une souffrance individuelle rejoignant une souffrance collective, mais qui les dépasse par le récit qu’on en fait à soi-même ou aux autres, par la poésie des images, par l’aspiration à l’amour : celui des amis, celui de la mère, celui des filles admirant le plus grand des zébu boys ; et celui de Josselin, le disparu.

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