Quel point commun y a-t-il entre la découverte d’une grotte dans les Pyrénées, la peinture de Pollock, la catastrophe de Courrières au début du XXe siècle et les photographies de Diane Arbus ? Aucun, sauf à lire Le monde horizontal de Bruno Remaury un livre entre l’essai et le récit qui réunit tous ces récits.
Bruno Remaury, Le monde horizontal. José Corti, 176 p., 17 €
Le livre de Bruno Remaury est ainsi constitué de récits dont certains mettent en scène des personnes ou personnages ayant réellement existé, d’autres des êtres fictifs ou légendaires. À côté de Félix Régnault, de Leonard de Vinci ou du photographe August Sander, on trouve Harry, conducteur de bus Greyhound après la Seconde Guerre mondiale, Anna, une émigrante arrivée aux États-Unis dans les années 1910, Noé, Isaac et Daniel, trois figures de la Bible dont la puissance symbolique reste forte. Le premier rappelle notre peur du déluge (qu’il soit d’eau ou de feu), le deuxième est devenu aveugle, comme un personnage du livre portant ce prénom, le troisième interprétait les songes du roi Nabuchodonosor, et être devin, on le sait, est un pouvoir bien singulier.
L’enchainement entre les récits, séparés par des blancs ou par un changement de chapitres, n’a rien de chronologique, bien que ce Monde horizontal raconte comment « une vision mythologique de l’espace a remplacé une vision mystique du temps ». Ou, écrit le narrateur : « Le monde horizontal est fait de routes et de croisements, et si nous gardons au fond de nous du respect pour l’homme vertical, c’est dans ce mouvement extensif et horizontal permanent que nous vivons. » On imagine une linéarité, une progression ; elle se fait par détours apparents. Ces propos peuvent sembler bien abstraits mais ils concluent un livre au contraire bien concret.
Tout commence en effet dans la grotte de Gargas. Régnault découvre sur les parois des mains, « mains isolées ou regroupées, déployées comme une nuée d’oiseaux ». Elles lui font comprendre que « l’homme ancien » ne se contentait pas de ramper, d’être sans cesse au sol, mais regardait vers la voûte, « afin de marquer la direction vers laquelle lui et les siens tendaient, celle de l’indicible et écrasant édifice de la transcendance, de l’abrupte autorité des astres, des ancêtres et de la déité ».
La grotte, la caverne, la mine, sont, avec la forêt, les espaces dans lesquels les hommes accèdent à la peur et à la transcendance. L’auteur le rappelle simplement : de la légende des sept dormants à la naissance du Christ à Bethléem en passant par la grotte où Jean de Patmos écrit l’Apocalypse, on ne compte plus les lieux sombres et enfouis où l’humanité se raconte. Pour le dire avec les mots de Bruno Remaury : « Dans la nuit de la grotte s’enfante le sacré ». La forêt est l’espace de l’ogre (Sayé en est une figure, comme Christophe, devenu le saint quand il porte l’enfant Jésus sur ses épaules) et des monstres. L’espace de la peur. Laquelle ne quitte jamais l’homme. C’est celle des rescapés de Courrières, survivants qui, à l’instar de Berton, marchent les mains en avant, pour retrouver un passage, celle des États-Unis obsédés par le Mal qu’incarnent les « rouges », après l’explosion de la bombe atomique, celle que raconte aussi Vinci, écrivant que « qui ne chemine pas toujours dans la peur subit maintes injures et souvent se repent ». La peur que le peintre décrit dans ses toiles est celle du déluge. Sa ville, Milan, est entourée d’eau. Les crues du Pô dévastent tout et, avant même que les catastrophes climatiques ne nous terrorisent, l’apocalypse est là, en ces temps que l’on croit déjà anciens : « Léonard décrit des batailles, des carnages, des désespérés. On est loin des sourires confondants d’immatérialité ».
Les peurs reviennent, les mains demeurent, les mains font le lien, allient le haut et le bas comme dans la grotte, et comme on le lit aussi dans l’histoire de Marie. Elle appartient à une dynastie bourgeoise, à l’abri de tout, et pourtant, elle a peur de la main tremblante qui se tend vers elle, peur du déclassement. Sa maison se trouve au sommet d’une colline : « Elle le sait, elle, que la beauté est en haut, au propre comme au figuré, et qu’à la verticale sacrée de l’homme ancien qui allait du noir de la grotte aux astres et à la déité répond une chaîne profane qui va de l’enfer de la mine au paradis de la colline, de l’usine grise à la lune claire, au-dessus d’un parc ordonné. » Question d’espace donc, et de liens verticaux. C’était le projet d’August Sander : montrer la chaine des hommes à travers les métiers, les fonctions, montrer que chacun a sa place, du plus humble au plus puissant, du pauvre d’esprit au savant : « Pour August, les étoiles là-haut ont leur double dans la détresse ici-bas, et en traçant cette ligne qui relie la brillance des astres aux visages du chômage, il signifie qu’en fin de compte chaque homme est nécessaire à la physionomie du temps et que, comme dans toute chaine, l’on ne peut enlever un maillon sans que celle-ci se brise. » Les nazis ne pouvaient supporter la photographie de Sander. Ils ont détruit ses négatifs, et avec eux les chainons de l’humanité qu’ils déniaient.
Et puis il y a l’espace, la mer que franchit Amerigo Vespucci, les vastes territoires qu’arpentent les cars Greyhound, et qui fondent pour partie la mythologie américaine. Ils incarnent « la consécration de la géographie comme modèle de développement ». Les États-Unis, ce sont aussi les émigrants qui ont peur d’être refoulés à Ellis Island et les combattants, seuls avec le poids d’une guerre terrifiante, impossible à raconter. L’histoire d’Isaac le vétéran, voyageur qui veut retrouver les siens et connaitra un sort inique, est là pour rappeler quel monde était et reste celui du Sud. Il deviendra aveugle, comme le patriarche biblique, mais n’aura pas à choisir entre Jacob et Esaü pour savoir qui sera le nomade et qui règnera sans partage sur les peuples de la terre. Isaac le vétéran deviendra le sujet qui erre et cherche en vain sa place.
Harry, Isaac le vétéran, Anna… des visages, des corps, des regards. Peut-être des photos de Diane Arbus, cette jeune fille riche qui ne se sentait pas non plus à sa place dans son milieu, et qui allait de côté dans les marges. Bruno Remaury la compare à Sander : « Ainsi, là où les photographies d’August montraient comment l’individu se définit par sa relation au monde, celles de Diane montrent comment c’est son propre monde qui définit l’individu. »
Et puis, pour dire l’espace, Jackson Pollock, qui appuie ses paumes sur la terre « et, par ce geste, il met à bas la direction que la peinture s’était jusqu’alors presque elle-même fixée ». Ce n’est pas sans rapport avec ce qui s’est passé à la Renaissance, avec Leonard. Le plaisir de lecture est, avec ce livre, celui que l’on ressent devant une œuvre qui s’interprète, qui ne se donne pas totalement, mais suppose attention et imagination. Aucun lecteur ne peut en détenir le sens juste, toutes les associations sont possibles. Les récits se font écho, des thèmes reviennent, proposant une histoire du monde : « Sa roue ne tourne plus vers le haut ou vers le bas au gré de la destinée mais juste vers l’avant, vers un avenir sans limite, et ça de plus en plus vite, machine emballée, nulle rédemption, nulle rémission. » C’est notre monde.