Au Théâtre national de la Colline, Alexandra Badea met en scène le deuxième volet, Quais de Seine, de son triptyque, Points de non-retour, consacré à la répression sanglante d’une manifestation d’Algériens à Paris le 17 octobre 1961. Mais avoir suivi, étape par étape, l’itinéraire de l’artiste suscite une attente qui peut exposer à de la déception.
Alexandra Badea, Points de non-retour, 2 : Quais de Seine. Théâtre national de la Colline, jusqu’au 1er décembre 2019. Tournée jusqu’en juin 2020
« À partir de ce moment vous devez assumer l’histoire de ce pays avec ses moments de grandeur et ses zones d’ombre. » Cette phrase entendue par une jeune Roumaine, lors d’une cérémonie de naturalisation en 2013, dix ans après son arrivée en France, semble déterminante dans l’élaboration de la trilogie Points de non-retour. Alexandra Badea avait alors souhaité accorder sa nationalité et la langue dans laquelle elle avait trouvé sa liberté et écrit ses premières pièces. Elle revient régulièrement sur cette responsabilité ainsi prescrite, comme pour légitimer son choix des « récits manquants » dans l’histoire de la France : l’exécution des tirailleurs sénégalais dans la banlieue de Dakar en 1944 dans Thiaroye (L’Arche, 2018), le transfert des enfants réunionnais dans la Creuse dans un troisième volet à venir.
Dans le spectacle créé au Festival d’Avignon 2019, Quais de Seine, Alexandra Badea revient sur un événement maintenant mieux connu mais longtemps occulté par une version officielle. Le 17 octobre 1961, à l’appel du FLN, les Algériens de Paris et d’Île-de-France tentèrent de manifester pacifiquement contre le couvre-feu décrété à leur encontre par le préfet de police Maurice Papon. Ils furent l’objet d’une très violente répression, qui fit de nombreuses victimes. Le chiffre en est resté approximatif, de nombreux corps ayant été jetés dans la Seine. Dans le programme du spectacle est cité un extrait de La Bataille de Paris : 17 octobre 1961 (Seuil, 1991 ; 2001). L’auteur, Jean-Luc Einaudi, rappelle les débuts de sa très longue enquête, à partir d’archives internes à la Fédération de France du FLN, de récits de rescapés et de témoins, des photographies d’Élie Kagan. Il témoigna, en 1997, au procès de Maurice Papon, qui essaya vainement de le faire condamner en 1999.
Le texte de Quais de Seine (L’Arche, 2019) était disponible lors de la création à Avignon ; il s’ouvre sur la liste de quatre personnages, accompagnée d’une précision temporelle : « Années 60 : Irène Younes, Aujourd’hui Nora thérapeute ». Le programme de la Colline précise la relation familiale entre Irène, Younes et Nora, dont le dévoilement progressif structure la pièce. Mais le public est censé, au début de la représentation, ne rien savoir des deux espaces qu’il découvre successivement : au premier plan, un lit d’hôpital sur lequel est étendue une jeune femme et un fauteuil d’où se lève un homme, probablement un médecin ; en surplomb, séparée par une sorte de tulle, une pièce presque vide, où un homme et une femme « s’arrachent les vêtements » et laissent deviner une relation sexuelle (scénographie de Velica Panduru). Les lumières (de Sébastien Lemarchand) éclairent l’un ou l’autre lieu, faisant alterner des dialogues d’abord très brefs, puis de plus en plus nourris. La jeune femme refuse d’abord de répondre au thérapeute, manifestement elle se réveille après une tentative de suicide. Le couple semble obligé de quitter un pays en guerre pour Paris.
La protagoniste, Nora, s’avère être celle qui a fait une émission sur « un massacre colonial », a aimé un homme disparu de son propre choix, a mené « une guerre contre l’oubli », dans le premier volet de la trilogie, Thiaroye. Elle est incarnée par la même actrice, Sophie Verbeeck, le reste de la distribution se retrouvant aussi d’un spectacle à l’autre : Amine Adjina (Younes), Madalina Constantin (Irène), Kader Lassina Touré (le thérapeute), tous binationaux comme Alexandra Badea. Elle-même est à chaque fois présente sur le plateau : assise, elle écrit sur un ordinateur des phrases à la première personne qui s’affichent sur un écran, qui sont absentes du texte publié, sujettes à de légères variations d’une représentation à l’autre, à des fautes vite corrigées. Elle affirme le lien d’une pièce à l’autre.
Depuis Pulvérisés jusque À la trace, Alexandra Badea situe, avec une grande maîtrise, ses personnages dans divers lieux, parfois étrangers les uns aux autres, diverses temporalités. Cette fois, elle semble de prime abord ne pas faciliter l’entrée dans la représentation par la seule alternance de deux espaces, par le simple parallélisme de deux histoires, les costumes n’indiquant en rien l’écart de trois générations. À l’inverse, quand le discours de psychogénéalogie, tenu par le thérapeute, se fait plus prégnant dans le dialogue, accepté par la patiente, les échos deviennent quelque peu systématiques entre le vécu contemporain et celui de 1961. Ainsi, au départ du jeune Algérien pour la manifestation, répond, dans un rêve de Nora, une vision très nette de la répression, semble-t-il, dans la cour de la préfecture de police. La jeune femme a été victime d’un malaise justement sur le pont Saint-Michel, des mois avant de passer une nuit à lire La Bataille de Paris, de découvrir la plaque : « À la mémoire des nombreux Algériens tués lors de la sanglante répression de la manifestation pacifique du 17 octobre 1961. »
Enfin, elle raconte au thérapeute la traversée libératrice de ce même pont. Ce dénouement conforte l’impression d’un passage de l’implicite du début à un trop grand explicite, parfois présent aussi dans la visualisation : deux animaux de boucherie suspendus au plafond ou des coulées de sang le long des murs, dans l’espace d’Irène et de Younes.
Le 25 novembre, dans le cadre de « Focus », la dernière manifestation à Théâtre ouvert avant le départ du Jardin d’hiver, Alexandra Badea propose une performance, Mondes, comme elle l’avait déjà fait début 2017. Dans un dialogue entre les mots projetés sur un écran et les sons du guitariste Benjamin Collier, elle va réagir à l’actualité immédiate. Mais elle cherche aussi à intervenir au présent, quand elle écrit dans Quais de Seine : « D’une génération à une autre la dette ne cesse de s’agrandir », quand elle prend le beau risque de se confronter à un événement occulté, progressivement révélé, parfois de nouveau oublié.