Rester au village

Bel exemple de sociologie immersive dans laquelle s’est investi le chercheur Benoît Coquard. Il est à la fois assez loin du milieu enquêté pour en saisir les fondements et nourrir sa réflexion de nombreuses références bibliographiques ; mais aussi assez proche pour y être toléré avec sa batterie de questions lors d’entretiens. Nulle arrogance dans ce tableau des campagnes françaises en déclin, en l’occurrence le grand Est désormais dépouillé de son tissu industriel, où restent néanmoins ceux qui n’ont pas assez de diplômes pour partir en ville.


Benoît Coquard, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin. La Découverte, coll. « L’envers des faits », 280 p., 19 €


Le lecteur du livre de Benoît Coquard finit même par se dire qu’il s’agit tout autant d’un choix que d’une fatalité, tant la population fait montre de ressources pour tisser du lien là où « les grands collectifs usiniers connaissent une déstructuration profonde de tout ce qui produit le groupe et la réciprocité ». La disparition des usines a entraîné un exode rural aussi fort, quand ce n’est pas plus fort, que celui des années 1950-1960. « En effet, depuis la fin des années 1990, environ un tiers des entrants sur le marché du travail partent des zones enquêtées à ce moment de leur vie (18-25 ans), sans jamais revenir par la suite. » D’où la disparition de ces autres lieux de sociabilité que sont les bistrots et les bals. Dans certains cantons, le nombre de bistrots a été divisé par 10 entre 1979 et 2009, se réduisant à trois établissements ou même à un seul. Les bals, qui réunissaient régulièrement de 300 à 700 personnes, sont maintenant désertés par la population qui, malgré la présence de vigiles, craint que sa réputation soit entachée par d’éventuelles bagarres.

Benoît Coquard, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin.

On se rencontre donc ailleurs : dans les sociétés de pêche ou de chasse, au club de football, mais surtout chez les uns et les autres pour des apéritifs qui n’en finissent plus. L’ouvrage de Benoît Coquard n’insiste pas sur l’alcoolisme ainsi provoqué mais sur le sentiment d’entre-soi que cette pratique génère. Le recrutement des invités à l’intérieur de la seule bande des « vrais potes » permet de se mettre à l’abri des « cassos » (cas sociaux), vus comme des fainéants, et de préserver son image. En effet, bien que le centre du village soit déserté au profit de lotissements pavillonnaires, le commérage va toujours bon train dans ces campagnes où les autochtones se connaissent tous depuis l’enfance. Ils se marient entre eux et trouvent du travail grâce aux relations qu’ils ont su se créer dans leurs activités de loisirs ou en travaillant au noir. D’où l’impérieuse nécessité de jouir d’une bonne réputation. Celle-ci est avant tout fondée sur la valeur travail, recouvrant à la fois les notions de courage et de compétence.

Malgré la raréfaction drastique des emplois, le chômeur n’est pas considéré comme une victime de la désindustrialisation de la France et des délocalisations, mais comme un assisté s’adonnant à l’héroïne. Si cette drogue est effectivement fort répandue dans les campagnes, elle est considérée comme l’addiction de ceux que « les potes » se refusent à fréquenter, alors qu’eux-mêmes usent du cannabis. Ils utilisent des termes violents pour les désigner comme par exemple les « tox », les « perdus ». Tout en refusant de se limiter à une analyse de discours, le sociologue se montre sensible à l’usage d’expressions récurrentes telles : « nous d’abord », « que nous », « déjà, nous » et y voit « la persistance d’une conscience collective » qui se fabrique par différenciation avec ceux qui sont considérés comme inférieurs.

En revanche, il n’existe pas de haine des classes supérieures. D’abord parce qu’elles ne sont pas toujours considérées comme telles. Ainsi, ceux qui ont joué le jeu de l’école, considérée comme une torture, jusqu’à obtenir un diplôme sont plutôt pris en pitié car ils sont vus comme habitant des lieux sans âme où l’on ne peut même pas se loger correctement. En effet, l’aune de la réussite, c’est la maison individuelle que l’on a pu construire soi-même grâce au prix modique du terrain et aux coups de main donnés par ces mêmes « potes ». Quant aux patrons, ils ne gèrent pas des multinationales mais des petites entreprises, sont du coin et représentent ainsi une aisance que tout le monde pourrait atteindre en travaillant beaucoup. Ce sont des personnes à respecter et à fréquenter dans le cadre des différents loisirs car seuls susceptibles de devenir des employeurs.

Benoît Coquard, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin.

© Jean-Luc Bertini

Les femmes restent marginalisées dans ce monde régi par les hommes. Cela se voit dans l’aménagement même des salons où trônent non seulement la télévision mais aussi, bien souvent, un bar. Elles sont néanmoins, tout comme les emplois, l’enjeu d’une compétition entre pairs puisque très nombreuses à quitter la campagne, alors que tous les hommes jeunes ambitionnent de fonder une famille, se faisant même tatouer le prénom de leur enfant sur le bras. Elles se montrent nostalgiques de leur adolescence, époque où elles appartenaient à un groupe mixte, plus libre. Le contrôle social, exercé par leur propre mère ou par le village, les concerne en effet en priorité alors même que leur revient le rôle de « contrôler » leur mari. Depuis que les usines ont fermé, si les épouses travaillent, c’est toujours après avoir élevé les enfants, et dans des lieux qui rendent leur activité « invisible » : maisons de retraite, domiciles de retraités, etc. Elles sont aussi employées sur des postes précaires dans la grande distribution, les centres d’appel, la préparation ou la livraison de colis. Leur travail n’améliore donc par leur statut dans la « bande de potes ». Cette situation explique leur forte présence aux ronds-points, revêtues du gilet jaune.

En effet, l’enquête a duré plusieurs années et s’est terminée quelques mois avant le mouvement des Gilets jaunes. L’auteur a, de ce fait, ressenti le besoin d’y consacrer son premier chapitre. Son enquête l’amène à s’inscrire en faux contre « les théoriciens du repli sur soi et de l’apathie » qui caractériseraient la « France périphérique » et à mettre en avant les processus profonds qui ont fait émerger ce mouvement. Il dénonce aussi la vision du « beauf », du « petit blanc » alors que ces régions jadis industrielles ont connu de nombreuses vagues d’immigration et que « les descendants d’immigrés maghrébins font partie de ceux qui restent » et peuvent entrer dans le clan « des potes » à condition de boire, de fumer du cannabis et de ne pas se montrer ostensiblement musulmans. Il souligne aussi que ces « potes » veulent avant tout s’accrocher à un mode de vie. Traditionnellement de droite, ces régions ont récemment évolué vers l’extrême droite. Certains affichent leur vote FN, revendiquant une forme de lucidité chez celui ou celle « à qui on ne la fait pas ». Le lecteur restera marqué par ces récits de vie, même s’il est très loin de la « bande de potes ».

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