Le retour du fils prodige

« I shall wear the bottoms of my trousers rolled ». Seul le repli du tissu souligne le tassement de la silhouette ; l’esprit et le verbe de Peter Brook sont toujours aussi vifs.


« Peter Brook and Shakespeare ». Institut français, Londres, 26 octobre 2019

Peter Brook, Playing by Ear : Reflections on Sound and Music. Nick Hern Books, 80 p., £ 9.99


La journée d’hommage à Peter Brook organisée par Richard Wilson dans le cadre de son Kingston Shakespeare Seminar, accueillie exceptionnellement par l’Institut français de Londres, rassemblait ses acteurs, disciples, metteurs en scène et critiques à l’occasion du cinquantième anniversaire de son fameux Midsummer Night’s Dream. Et accessoirement de son installation à Paris : c’était aussi le cinquantenaire de la création du CIRT, son centre de recherche théâtrale, hébergé à l’époque au Mobilier national, et les quarante-cinq ans des Bouffes du Nord, comme l’a rappelé à bon droit le spécialiste Georges Banu en soulignant l’importance de l’étape française dans l’évolution de son art. Le Hamlet anglais, le Hamlet français, Adrian Lester et William Nadylam, étaient présents, François Marthouret, qui fit l’ouverture des Bouffes dans le rôle titre de Timon d’Athènes, Frances de La Tour, Sara Kestelman et Ben Kingsley, trois acteurs du Songe interrogés par Janet Suzman, Irving Wardle, le critique dramatique de The Times et The Independent on Sunday qui a suivi toute la carrière de Brook, Deborah Warner, venue toute jeune en 1990 imposer le barbare Titus Andronicus dans le bâtiment délabré de son mentor…

À mi-parcours de la journée, avant de signer son nouveau livre,  Playing by Ear, pour de longues files d’attente, Peter Brook s’est entretenu pendant une heure avec Trevor Nunn, directeur de la Royal Shakespeare Company à l’époque du Songe.

Le metteur en scène a toujours su exercer sa redoutable autorité sans hausser le ton. Un acteur plutôt satisfait de sa performance se souvient encore du regard bleu comme glace et du calme « c’est indigne » qui l’accueillirent à sa sortie de scène : le confort et la routine devaient être bannis sans appel. Mais, en ce jour de célébration, l’humour et la tendresse humaine ont dominé l’entretien. Brook a d’abord signalé que ce concert de louanges l’exposait à la pire des maladies, se prendre au sérieux.  Après une rapide évocation du « deadly theatre », ses « booming barons », et leur conception victorienne de la poésie, qu’il a si farouchement combattus, les souvenirs se sont égrenés : la chaleur du soleil sur le sable de Tanger qui a inspiré l’humeur combative des jeunes amis de Roméo et rénové la forme standardisée du duel élisabéthain, la jeunesse de sa Juliette, à une époque où une actrice devait attendre la soixantaine pour oser prononcer les vers du Barde, le Songe sans autre magie que la légèreté aérienne d’acrobates chinois vus à Broadway. Aucun trucage, l’émerveillement ne tenait qu’à la prouesse des acteurs, tel Alan Howard qui disait impeccablement les vers d’Oberon tandis que son nid de plumes descendait des cintres. Tout se jouait en pleine lumière, sans effets illusionnistes.

Peter Brook, Playing by Ear : Reflections on Sound and Music

La Tragédie d’Hamlet, mise en scène de Peter Brook (2003) © Pascal Victor

Pour Brook, l’œuvre de Shakespeare se déploie entre deux pôles, « the quality of mercy », la générosité exemplaire du pardon portée par Isabella dans Mesure pour Mesure, et « revenge », le furieux appétit de vengeance d’un Prospero ou d’un Caliban, jeune terroriste qui a vu son domaine envahi par des étrangers, le voyage difficile de l’un vers l’autre, vers ce moment où le vieux magicien renonce à son immense pouvoir de maîtriser la mer et redevient un citoyen ordinaire de Milan. Ce moment, il importe par-dessus tout que les spectateurs l’éprouvent ensemble.

En évoquant le talent, la sensibilité, la modestie de John Gielgud dans le rôle de Prospero, la noble rudesse de Paul Scofield qui fut son inoubliable roi Lear, le déchirant « Never, never, never, never, never » devant le cadavre de Cordelia, la voix de Peter Brook se noue. Mais bientôt, le sanglot refoulé, il cite un vers grivois, « The bawdy hand of the dial  is now on the prick of noon » (« la main lubrique du cadran est maintenant sur le braquemart de midi »), puis raconte que Scofield avait écrit des mots obscènes sur ses paupières pour déstabiliser sa partenaire en fermant les yeux aux moments les plus poignants. Changement de pied à l’image de son théâtre qui refuse de s’enfermer dans un style, une culture, un savoir-faire, une vérité uniques. Ce Lear va bouleverser aussi l’interprétation du personnage, loin du vieillard pathétique, un homme brutal qui exaspère ses filles en saccageant leur maison bien tenue avec son escouade de chevaliers. Les paysages anglais, trop jolis, trop polis, ne pouvaient donner l’impression de cet univers antique : pour le recréer dans la version filmée, Brook a trouvé un coin austère du Danemark et enrôlé comme figurants les quelques paysans du lieu.

À la question de Trevor Nunn, Brook s’est-il senti libéré en quittant l’anglais, la réponse est non, car le passage dans une autre langue l’a chargé d’une terrible responsabilité. De grands auteurs se sont risqués à traduire Shakespeare en français, mais ils ont fait preuve d’une grave incompréhension en lui écrivant de belles phrases, au détriment du flot vivant dynamique de sa langue. Par parenthèse, on comprend pourquoi il est revenu à l’anglais pour son Hamlet, car, expliquait-il  à l’époque aux journalistes, « la vie de la pièce est contenue dans les mots de Shakespeare. Leur sonorité est essentielle à la structure de la pièce [1] », alors qu’il s’était peu soucié des sonorités du français. Peter Stein, parmi d’autres, se plaignait de n’avoir pas compris la moitié du texte de La Tempête, mais, bien avant que la distribution pluriethnique ne s’érige en principe, Brook en faisait le reflet naturel de la société contemporaine, car selon lui tout acteur peut jouer tous les rôles s’il en a le talent. Jean-Claude Carrière était chargé de rendre chaque vers intelligible, pur, et simple à dire : pour que le spectacle s’écoule de façon fluide, il faut que le groupe d’interprètes ait bien conscience qu’il ne se passera rien sans sa relation avec le public, ils ne seront que des acteurs qui se masturbent devant un miroir. L’expérience de cette relation doit être toujours dans le « now », maintenant. Timon d’Athènes, pièce alors quasiment inconnue en France, parlait d’aujourd’hui, du pouvoir délétère de l’argent. Parce que le public n’est jamais deux fois le même, parce que la vie bouge incessamment, tandis que la mort est immobile, chaque fois ce lien vivant doit être recréé. La tâche, constamment à renouveler, est de vivre ici ensemble une expérience agréable. Trevor Nunn conclut leur conversation en jurant solennellement de ne plus jamais prendre Brook au sérieux. Pendant la pause qui suit, la projection de son entretien avec Richard Marienstras avant l’ouverture des Bouffes permet de l’entendre donner en français sa vision du théâtre shakespearien et faire répéter en bilingue au milieu des décombres des scènes de Hamlet, Romeo and Juliet, Coriolan et La Tempête [2].

Peter Brook, Playing by Ear : Reflections on Sound and Music

Et le nouveau livre de ce frêle jeune homme de 94 ans ? Il enchaîne avec le précédent, Tip of the Tongue : Reflections on Language and Meaning, qui insistait sur l’énergie vibrante que peut générer un petit groupe dans un petit espace, affirmant sa foi dans l’aptitude du théâtre à changer le monde autour de soi. Dans Playing by Ear, jouer à l’oreille ne traduit pas une façon de faire recommandée aux acteurs mais une réflexion sur les bruits du plateau, qu’il soit de film, d’opéra ou de théâtre, leurs sources musicales. Priorité est donnée à l’écoute attentive, féline, où on croit le reconnaître, et à la voix du silence.  Aux  espaces entre les bruits,  dans un chapitre cruellement intitulé « Fat Paunches », il oppose les somnolences du public trop bien nourri du Staatsoper ou du Met aux bruyantes orchestrations hollywoodiennes, la révolution créée par le petit air de cithare du Troisième Homme,  la mélodie de Jeux interdits. Pratiquant lui-même l’understatement sans jamais employer le mot, il a donné deux opéras aux Bouffes, une Carmen allégée par Marius Constant, et Une flûte enchantée qui affichait modestement sa volonté de n’être qu’une parmi les interprétations possibles de l’œuvre.

Mais les souvenirs évoqués dans son livre sont bien plus éclectiques, Irma la Douce, qu’il veut à tout prix monter après l’avoir vu jouée par Colette Renard, son enthousiasme pour les grandes comédies musicales de Broadway, Guys and Dolls, Oklahoma, et bien sûr West Side Story, le Romeo and Juliet new-yorkais. Les deux versants du rêve américain se confondent pour lui en un mot, « cash », dans un monde dominé par un autre mot « baigné de sang », « capitalisme », contre lequel Marx et Brecht ont voulu nous mettre en garde. L’univers sonore de Brook  s’est construit au fil de rencontres, son premier professeur de piano, Pierre Henry et la musique concrète, un maître de Noh, la grande interprète de flamenco Pastora Imperio et bien d’autres noms célèbres ou inconnus. Encore et toujours reviennent comme une obsession la recherche de l’épure, la volonté d’insuffler, redonner vie aux formes, le refus de la répétition, ou pire, son équivalent anglais, rehearsal, qui se drape autour d’un corbillard, hearse. Les acteurs réunis à Londres ont partagé leur enthousiasme et leurs souvenirs sans pouvoir dire ce qui rendait si belles les créations de Brook. Playing by Ear vous entraînera dans les confidences de l’artiste sans vous livrer non plus la clef du mystère.


  1. Interview par Marion Thébaud, Le Figaro, 29 sept. 2000.
  2. Entretien filmé par Isidro Romero, diffusé le 6 juin 1974, avec Helen Mirren, Maurice Bénichou, François Marthouret, Bruce Myers, Jean-Pierre Vincent, et Richard Marienstras dans le rôle du spectre de Hamlet.

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