Les savants atypiques de la bande dessinée

Dès sa naissance, à l’aube du XXe siècle, la bande dessinée réverbère la science et la technologie contemporaines. Entre guerre et paix, l’imaginaire du « progrès » et du « péril » scientifiques en ordonne les dispositifs narratifs si l’on relit l’épisode lunaire des aventures de Tintin, publié par Hergé en Belgique dans l’hebdomadaire Tintin du 30 mars 1950 au 30 décembre 1953, réédité intégralement cette année. Autre classique de la « figuration narrative » contemporaine, génialement orchestrée dans le même journal dès septembre 1946 par le dessinateur belge Edgar Pierre Jacobs (1904-1987), dans l’ombre portée de Conan Doyle, de Sax Rohmer et de H. G. Wells, éloge du libéralisme britannique, empreinte de modernité technologique, l’épopée néo-victorienne du capitaine Blake et du savant Mortimer décline les points cardinaux du récit policier, fantastique et de « science-fiction ». La science toute-puissante assure-t-elle le meilleur des mondes possibles ?


Scientifiction, Blake et Mortimer au musée des Arts et Métiers. Musée des Arts et Métiers, 60 rue Réaumur, 75003 Paris. Jusqu’au 5 janvier 2020

Thierry Bellefroid, Scientifiction. Blake et Mortimer au musée des Arts et Métiers (catalogue de l’exposition). Musée des Arts et Métiers, Le Cnam, 97 p., 30 €

Les aventures de Tintin et Milou par Hergé, Tintin. Les premiers pas sur la Lune. Moulinsart, 157 p., 34 €


« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ! ». L’avertissement humaniste de Rabelais dans son chef-d’œuvre Pantagruel trouve un écho moral après Hiroshima, au moment de la guerre froide, dans la bouche du professeur Tryphon Tournesol, partisan d’un usage pacifique de la science à l’instar de son éminent confrère le mycologue Pacôme Hégésippe Adélard Ladislas, comte de Champignac, imaginé par Franquin dès 1950 dans les aventures de Spirou et Fantasio (Il y a un sorcier à Champignac), notamment inventeur du puissant « métomol », gaz pouvant faire fondre le métal et les armes pour éviter la guerre (Le dictateur et le champignon, 1953).

En accueillant Tintin et le capitaine Haddock au Centre de Recherches Atomiques de Sbrodj (Syldavie), Tournesol, qui prépare la conquête lunaire, les rassure sur la nature des travaux scientifiques menés en ces lieux. Dur de l’oreille droite, le savant affirme : « Il va de soi que ces recherches sont exclusivement orientées dans un sens humanitaire… Pas question de fabriquer des bombes atomiques… Au contraire, nous recherchons le moyen de protéger l’humanité contre les dangers de ce nouvel engin de destruction ».

Scientifiction, Blake et Mortimer au musée des Arts et Métiers

Le Secret de l’Espadon © Éditions Blake & Mortimer/Studio Jacobs (Dargaud-Lombard s.a.)

Hostile à la grande menace atomique, Tournesol est un savant atypique. S’il crée une prodigieuse arme de destruction massive dont il brûle finalement les plans microfilmés pour sauver l’humanité (L’affaire Tournesol, 1956), son œuvre scientifique reste pacifique et domestique : « machine à brosser les vêtements », « lit-placard », sous-marin de poche en forme de requin (Le trésor de Rackham le Rouge, 1945) ; contre-produit à l’explosif N 14 mêlé au pétrole par des terroristes (Au pays de l’or noir, 1950) ; programme, fusée, char et matériel lunaires (Objectif Lune, On a marché sur la Lune, 1953-1954) ; patins à moteur (Coke en stock, 1958) ; « nouvelle variété de rose », téléviseur en couleurs (« Supercolor-Tryphonar » (Les bijoux de la Castafiore, 1963), antidote aux boissons alcoolisées qu’il teste dans le whisky du capitaine Haddock pour en guérir l’addiction (Tintin et les Picaros, 1976). Affairé par les oscillations de son pendule, enfoui dans la surdité du sage hostile au tapage mondain, Tournesol affronte peu les « démons de la science » à l’inverse de son collègue britannique le physicien Philip Mortimer.

La saga positiviste

Dans Un opéra de papier (Gallimard, 1981), Edgar P. Jacobs affirme que la science-fiction a « pris la relève des récits légendaires, des contes fantastiques et des mythes d’autrefois, à cette différence que le superman et le mutant ont supplanté le chevalier ou le héros. La fusée interplanétaire ou spatio-temporelle s’est substituée au cheval ailé ou au tapis volant ». Publiés en albums aux éditions du Lombard à Bruxelles de 1950 à 1977, les huit épisodes fondateurs des aventures du capitaine Francis Blake et du professeur Philip Mortimer illustrent les liaisons souvent risquées entre la science et l’humanité.

Or, si maintes innovations scientifiques et techniques en émaillent l’épopée afin d’en renforcer l’artéfact réaliste ou futuriste, comme le montre la belle exposition au musée des Arts et Métiers (armes nucléaires, énergies inédites, moyens de locomotion terrestres, maritimes et aériens, machinisme, robots, intelligence artificielle), les huit épisodes de la saga énoncent peut-être huit points liés à la connaissance scientifique du monde pour la maîtrise positiviste des mots et des choses.

Ancré dans le vieil imaginaire du « péril jaune » qui gomme celui du nazisme alors à peine vaincu dans une Europe ravagée par la guerre totale, publié en 148 planches dans l’hebdomadaire Tintin dès 1946, Le secret de L’Espadon illustre la question de la puissance de la science. Celle que l’arme atomique actualise après Hiroshima. À la force de feu totalitaire que le despote jaune « Basam-Damdu » déclenche depuis la capitale impériale de Lhassa en foudroyant la « flotte américaine », Bombay, Rome, Paris, Londres et le « Nouveau-Monde » pour « être le maître de la terre », répond la puissance de feu libérale des « alliés ». Si vis pacem, para bellum : la guerre est juste car elle prépare la paix selon sa définition canonique. Elle motive la légitime défense des armes de destruction massive que l’élite scientifique du monde libre élabore dans le sanctuaire du détroit d’Ormuz, avatar géopolitique de la résistance insulaire de l’Angleterre entre 1939 et 1945. En dernier recours, conçus par Mortimer, les Espadons supersoniques de la liberté pulvérisent la cité du mal et l’arsenal nucléaire de Basam-Damdu. Tel un abominable Prométhée, le tyran s’embrase dans le feu apocalyptique qu’il a allumé. La paix des armes rétablie, au désarroi de Mortimer (« Mon Dieu ! Que de ruines ! ») répond le pragmatisme optimiste de Blake : « Oui vieux camarade ! Mais nous rebâtirons et une fois encore la civilisation aura le dernier mot ! Espérons que cette fois, ce sera pour de bon !!! »

Scientifiction, Blake et Mortimer au musée des Arts et Métiers

Scientifiction, Blake et Mortimer au musée des Arts et Métiers

Donné à lire hebdomadairement dans le journal Tintin (23 mars 1950-28 mai 1952, 109 planches serrées), adossé à l’égyptomanie culturelle qui inspire maints romans populaires et films de la série B après The Mummy de James Whale (1932), entre aventure coloniale et récit policier, Le Mystère de la Grande Pyramide aborde la question de la connaissance via les sciences historiques ⎯ archéologie, herméneutique des textes anciens, muséologie, papyrologie. Ayant lu Hérodote, Strabon ou l’égyptologue français Maspero, Jacobs ramène l’intrigue à une enquête historique, comme l’annonce la double planche documentaire qui ⎯ tel un générique épistémologique ⎯ ouvre l’aventure égyptienne : « Deux mots […] Pays des Pharaons, Manéthéon l’historien, le plateau de Giza, le Mystère de la Grande Pyramide et la Grande Pyramide ». Le premier épisode (Le papyrus de Manéthéon) énonce l’hypothèse historique, l’établissement et la critique des sources écrites et matérielles, pour aboutir dans le second épisode à la vérification du postulat avec la construction et la découverte de l’objet (La chambre d’Horus).

Sciences cognitives et mythe

Sérialisé dans Tintin (5 août 1953-10 novembre 1954), l’épisode londonien de La marque jaune évoque les sciences cognitives qui permettraient de conditionner et de manipuler le cerveau humain. Contre-modèle faustien de Mortimer, figure du savant égaré par l’orgueil dans le mal, auteur de l’ouvrage controversé The Mega Wave, le psychiatre Jonathan Septimus robotise mentalement l’aventurier cosmopolite Olrik ⎯ ennemi mortel de Blake et Mortimer dès Le secret de l’Espadon ⎯ afin d’étancher sa vindicte de médecin raté puis de dominer l’humanité. L’infernal rayon Mega lui revient comme un boomerang quand son cobaye (« Guinea Pig ») le foudroie en tant que Prométhée malfaisant. Flegmatique, garant du libéralisme britannique, le capitaine Blake conclut : « Que sa fin tragique serve d’avertissement à tous ceux qui tenteraient, à des fins criminelles, d’oublier que la science véritable est au service de l’humanité, que son but est de travailler à l’avancement du progrès et non de servir la vanité, l’ambition ou la tyrannie […]. Et qu’enfin, au-dessus de la Science, il y a… l’Homme ».

Quatrième moment de la saga publié dans Tintin (19 octobre 1955-19 décembre 1956), situé à Sao Miguel aux Açores, L’énigme de l’Atlantide traite cette fois du mythe comme source de la connaissance scientifique. L’aventure commence en raid spéléologique et géologique dans le « Trou du diable » près de Povoaçao, dès l’extraction par Mortimer d’un morceau d’« orichalque, le mystérieux minerai des Atlantes, aussi précieux que l’or ». Ancré dans la variante atlantique de l’utopie platonicienne (Timée, Critias) que Jacobs vulgarise scrupuleusement, marqué d’un exotisme crétois et maya qui fait de l’Atlantide la civilisation charnière entre l’ancien et le nouveau monde, l’épisode illustre l’idéal humaniste de la science bienfaisante. Empereur paternaliste des Atlantes, le pacifiste Basileus en est la sage incarnation. Or, menaçant l’utopie, le mal de l’Histoire gagne la cité du bonheur en l’anéantissant par la guerre qui la submerge à nouveau au moment de la « grande invasion barbare ». Depuis les entrailles de la Terre, grâce à leur science futuriste qui fascine Mortimer, à bord de vaisseaux intersidéraux jaillis du lac des sept cités, les Atlantes sont menés par l’empereur philosophe à « travers l’insondable espace vers leur nouveau destin ». Celui de l’Utopie intergalactique de la paix éternelle des savants, comme dans le crépusculaire film britannique Things to Come réalisé en 1936 par William Cameron d’après l’ouvrage spéculatif de H. G. Wells The Shape of Things to Come (1933). Initiée en prospection géologique qui vérifie le postulat minéralogique du mythe platonicien, illustrant le paradigme civilisationnel de la prospérité et du déclin, l’aventure héroïque récuse les « sceptiques » en établissant la certitude historique du mythe de la « millénaire énigme de l’Atlantide » selon le dernier mot de Mortimer.

Climat et voyage temporel

Avec la guerre froide en filigrane, thriller d’espionnage à la John le Carré, S.O.S Météores. Mortimer à Paris (Tintin, 8 janvier 1958-22 avril 1959) lie le problème de la prévision scientifique illustrée par la météorologie comme savoir naturaliste à un redoutable avatar de Septimus, le physicien belliciste Miloch Georgevitch. S’y oppose un ami de Mortimer, le professeur Labrousse, aimable savant humaniste issu de la IIIe République, directeur de l’Office national météorologique. Inventeur de l’« éclair en boule » ou énergie intarissable de la « puissance scientifique », Miloch organise le chaos climatique sur l’Europe de l’Ouest : raz-de-marée, pluies diluviennes, tempêtes de neige, vagues de froid polaire, « ouragan artificiel ». Les intempéries ajoutent les calamités géographiques aux « troubles sociaux ». Les démocraties libérales en sont ébranlées. Démiurge dément ayant libéré le feu céleste, Miloch expire finalement dans le cataclysme de son laboratoire, comme l’empereur Basam-Damdu. Son commanditaire, l’État de l’Europe de l’Est qui prépare l’offensive avec un gaz hilarant, est refoulé par les « innombrables escadrilles » parties de France. Le monopole de la force libérale s’appuie sur la science libératrice au service de la patrie.

Scientifiction, Blake et Mortimer au musée des Arts et Métiers

Le Secret de l’Espadon © Éditions Blake & Mortimer/Studio Jacobs (Dargaud-Lombard s.a.)

Tribut à The Time Machine (1895) de H. G. Wells, Le piège diabolique (Tintin, 22 septembre 1960-21 novembre 1961) illustre la problématique de la spéculation historique ou uchronie dans le parangon du voyage temporel. Captif du chronoscaphe inventé et déréglé par Miloch, survivant du Piège diabolique, Mortimer est tour à tour projeté en « pleine préhistoire », au XIVe siècle puis dans le mode post-apocalyptique de l’an 5060. À chaque fois, le combat darwinien soumet le faible au fort. Seule l’intelligence jugule le mal. Au 51e siècle, parmi les vestiges de la civilisation urbaine, survit une humanité asservie qu’écrase un pouvoir totalitaire orwellien issu du conflit « nucléaire et bactériologique » d’ampleur mondiale. Champion messianique venu du passé démocratique, Mortimer seconde le « docteur Focas », leader spiritualiste du Mouvement mondial de libération pour restaurer la cité des individus libres. Après avoir conçu la bombe atomique qui libère les « assujettis » du fascisme planétaire comme il a créé l’Espadon pour écraser le despote Basam-Damdu, Mortimer retrouve le chronoscaphe qu’il ajuste pour regagner le XXe siècle. « Ne nous plaignons pas outre mesure de notre damnée époque, car elle a ses bons côtés », conclut-il en moraliste voltairien adepte de la science au service du bien qui devrait éviter le scénario de la dystopie post-apocalyptique.

Cybertechnocratie

Après le récit policier dénoué dans les égouts parisiens de L’affaire du collier (Tintin, 24 août 1965-19 juillet 1966), Les 3 formules du professeur Satò (Tintin, 5 octobre 1971-30 mai 1972 ; terminé vers 1990 par Bob de Moor selon les crayonnés de Jacobs, mort le 20 février 1987), déplie l’imaginaire de la science cybernétique et de l’humanité augmentée. Depuis Tokyo, Mortimer secourt son confrère le cybernéticien japonais Akira Satò, inventeur de l’androïde Samuraï. Le savant nippon espère « remplacer l’homme au cours des phases les plus périlleuses de l’exploration cosmique ». Avec une mémoire électrochimique et une pile à « combustibles d’une puissance exceptionnelle », capable de voler, assignable à « n’importe quelle forme ou n’importe quelle ressemblance », multipliable à l’infini par « parthénogenèse électronique », Samuraï est convoité par le « Groupe Scorpio », employeur d’Olrik. La « puissante organisation occulte » réunit des « personnalités internationales, aussi éminentes dans leurs domaines respectifs que dépourvues de scrupules ». Ils visent le « pouvoir mondial d’un type inédit : la cybertechnocratie » pour l’« exploitation totale et systématique, à son profit exclusif, des ressources de la planète ». Si elle soulage l’humanité, la cybernétique est légitime comme toute science que guide la morale. Elle devient malfaisante lorsqu’elle s’en détourne. Le bien et le mal s’entremêlent et le réel se brouille lorsque l’androïde-icône de Philip Mortimer commet les crimes d’Olrik en tentant d’assassiner Francis Blake.

Mimésis probable du réel technologique, allégorie incertaine de l’avenir scientifique, la « scientifiction » des aventures de Blake et Mortimer n’est-elle pas aussi un imaginaire préventif contre les excès du pouvoir des savants qui oublieraient que leur savoir n’est pas supérieur à l’humanité ? Si le capitaine Blake est le garant politico-militaire de cet impératif moral que porte le libéralisme britannique, le professeur Mortimer en est le répondant scientifique dans l’héritage de l’humanisme érasmien.


Lire aussi l’article d’Olivier Roche sur la nouvelle reprise des aventures de Blake et Mortimer.

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