« Du haut du Palais, perdu dans d’impénétrables pensées, un chat aux yeux verts regarde s’éloigner Lisa et Mortimer. » L’ultime case du Dernier Pharaon, une aventure de Blake et Mortimer d’après les personnages d’Edgar Pierre Jacobs (1904-1987), laisse le lecteur – et la lectrice – rassasié d’aventures et de poésie. L’un des grands secrets de la bande dessinée du XXe siècle aura aussi été résolu : celui du Mystère de la Grande Pyramide, la deuxième aventure des héros de Jacobs, un militaire et un scientifique, publiée en planches hebdomadaires dans le Journal Tintin entre 1950 et 1952, ensuite éditée en albums en deux tomes en 1954 et 1955 aux éditions du Lombard. Mais, si Le Dernier Pharaon fait appel à nos souvenirs de jeunesse, il nous plonge également au cœur des grands défis du XXIe siècle… C’est aussi un formidable hommage onirique à la ville de Bruxelles, devenue un lieu d’aventures et d’exotisme.
Jaco Van Dormael, Thomas Gunzig et François Schuiten (scénario), François Schuiten (dessin) et Laurent Durieux (couleur), Le Dernier Pharaon. Blake et Mortimer, 92 p. 17,95 €
On doit Le Dernier Pharaon à l’alchimie amicale et talentueuse de quatre ténors de la création belge : François Schuiten, artiste visionnaire, maître de bande dessinée, dessinateur de la série Les cités obscures qu’il a créée avec son ami Benoît Peeters, scénographe de nombreuses expositions, couronné pour l’ensemble de son œuvre par le Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2002 ; Jaco Van Dormael, réalisateur et metteur en scène (Toto le héros, Le Huitième Jour…), explorateur de l’enfance, de l’imaginaire et des rêves ; Thomas Gunzig, professeur de littérature et écrivain (Mort d’un parfait bilingue, 10 000 litres d’horreur pure : Modeste contribution à une sous-culture, Manuel de survie à l’usage des incapables…), qui a notamment cosigné le scénario du film Le Tout Nouveau Testament avec Jaco Van Dormael ; Laurent Durieux, affichiste et illustrateur mondialement reconnu, apprécié de réalisateurs états-uniens comme Francis Ford Coppola ou Steven Spielberg… À l’occasion de la sortie de l’album, le 29 mai 2019, les quatre auteurs ont accordé de nombreuses interviews (Le Soir du 14 mars 2019, DBD n° 134, juin 2019, Bruzz n° 31 du 6 juin 2019, etc.) et donné plusieurs conférences lors du programme d’évènements consacrés à l’œuvre d’Edgar P. Jacobs. On a ainsi pu accéder immédiatement aux coulisses de la création de cet album exceptionnel.
En 1982, insatisfait du travail de son éditeur (Les éditons du Lombard), Edgar P. Jacobs accepte la création d’une maison d’édition chargée de publier son œuvre : les éditions Blake et Mortimer (Dargaud-Lombard). En 1996, la société publie un album inédit pour prolonger la série des huit aventures initiales (12 tomes), L’affaire Francis Blake. Face au succès commercial, plusieurs équipes planchent en même temps sur les aventures du capitaine, spécialiste du renseignement à la fine moustache blonde, et du professeur, physicien barbu, inventif et impulsif. Les nouveaux auteurs reprennent les rênes selon un cahier des charges extrêmement strict, en particulier le respect de la Ligne claire chère à Hergé et à Jacobs. En un peu plus de vingt ans, Jean Van Hamme, Yves Sente et Jean Dufaux (scénarios), Ted Benoit, André Juillard, René Sterne, Chantal de Spiegeleer, Antoine Aubin, Étienne Schréder, Peter van Dongen et Teun Berserik (dessins), réalisent 14 albums à la réussite très diverse, mais aux chiffres de vente impressionnants. Le 1er décembre 2016, Ouest France titre « Blake et Mortimer dépassent les ventes du Goncourt » !
L’histoire du Dernier Pharaon remonte à une dizaine d’années. Yves Schlirf, l’éditeur de Blake et Mortimer, sollicite régulièrement le dessinateur François Schuiten pour qu’il accepte de se lancer dans une aventure des deux héros. Il lui assure qu’il pourra travailler en dehors des règles établies par la maison d’édition, en « totale liberté ». Daniel Couvreur, journaliste au quotidien belge Le Soir, spécialiste de bande dessinée, qui a révélé, dans une longue enquête publiée par le journal en septembre 2017, l’incroyable scandale autour de l’héritage d’Edgar P. Jacobs dans le milieu des marchands d’art et des collectionneurs, mettra « le feu aux poudres »… Daniel Couvreur a en effet découvert, dans les archives de Jacobs, une note d’intention pour une histoire de Blake et Mortimer, dans laquelle le palais de Justice de Bruxelles joue un rôle important, il en a parlé à François Schuiten dont on connait la passion pour ce « colosse dantesque ».
Après avoir envisagé une collaboration avec son complice de toujours, Benoît Peeters, Schuiten se tourne vers Jaco Van Dormael, qui embarque aussitôt Thomas Gunzig dans l’aventure. À trois, pendant près de deux ans, ils vont se rencontrer une fois par semaine pour élaborer, dans une improvisation permanente, un foisonnement de pistes et d’idées réglées par des prises de décision collégiales, le scénario et le story-board de l’album. Ce story-board, « très poussé et complet », selon les auteurs, pourrait un jour être édité tel quel. « Thomas et moi lancions des idées », raconte Jaco Van Dormael. « Le but était de faire dessiner François. Si son crayon se mettait à bouger, c’est que nous tenions le bon bout ». On découvre alors qu’il s’agit d’un véritable « compagnonnage » entre trois auteurs liés d’amitié, venant de disciplines différentes et apprenant les uns des autres pour le plaisir d’une création qui restera unique. Viendront ensuite trois années de travail à sa table à dessin pour François Schuiten. Le dessinateur bruxellois réalise sans doute là l’un de ses plus beaux albums, se remettant en question, sortant de sa zone de confort et déléguant, pour la première fois de sa carrière, la mise en couleur à un autre, Laurent Durieux. Cet aspect final du projet a duré plus d’un an. François Schuiten a imaginé ses planches comme si le livre devait être publié en noir et blanc, Laurent Durieux a ensuite travaillé la couleur « en dessous du trait ». Sur Skype, des heures durant, les deux auteurs ont ajusté leur œuvre. Le résultat est proprement subjuguant et chaque case est magnifique, méritant un agrandissement. Selon Jaco Van Dormael : « Le passage à la couleur nous a permis de découvrir encore plus de détails. Cela a aussi apporté de la complexité à cette histoire ». Et François Schuiten d’ajouter : « J’ai redécouvert mes planches. Un vrai bonheur ! »
Les deux premières planches du Dernier Pharaon nous ramènent au cœur de la Grande Pyramide, lorsque, dans les années cinquante, Blake et Mortimer vécurent sous la plume de Jacobs l’une de leurs plus mystérieuses aventures. L’Histoire se poursuit quelques années plus tard. Les deux héros ont pris un coup de vieux et se sont éloignés l’un de l’autre. On pense bien sûr à une autre relecture du duo de héros. En 1990, dans L’aventure immobile (textes illustrés, Dargaud), Didier Convard et André Juillard imaginaient la correspondance et les rêves de Blake et Mortimer retraités, tentant de découvrir le mystère de la Grande Pyramide enfoui dans leur mémoire… Dans Le Dernier Pharaon, suite à un mystérieux rayonnement émanant d’une pyramide inversée, camouflée sous l’immense palais de justice, une catastrophe a frappé Bruxelles et menace l’humanité. Cette pyramide est l’œuvre de Joseph Poelaert (le véritable architecte du palais de justice), dernier initié d’une confrérie gardienne du lieu de génération en génération à travers les siècles… Dans un échange incessant, onirique et fantastique, entre l’Égypte ancienne et notre monde moderne, nos deux héros vont devoir une nouvelle fois replonger dans l’aventure et sauver le monde… La clé se trouve bien sûr dans l’histoire d’origine : Le Mystère de la Grande Pyramide.
La plus grande partie de l’action se déroule dans un Bruxelles post-apocalyptique, devenu zone interdite, abandonné par (presque) tous ses habitants et rendu à la vie sauvage. Les eaux ont inondé une partie de la ville, et nous suivons, par exemple, une fantasmagorique balade en barque dans le centre-ville. On pense bien sûr à Tchernobyl ou à Fukushima. Tout en restant fidèles à Jacobs, les auteurs ont voulu aborder des thématiques d’aujourd’hui. La question technologique, ses limites et ses dangers potentiels, chère à Edgar P. Jabobs, mais à l’heure numérique, et les problèmes d’écologie. « Le message est que le monde tel qu’il va est en réalité en train de se détruire », explique Thomas Gunzig. Mais cette fois : « Pour sauver le monde, Blake et Mortimer ne doivent plus jouer leur rôle de gardien du système… C’est une vraie révolution ». Et Schuiten d’ajouter : « Nous introduisons la question d’un monde en décroissance, d’un monde qui se voit obligé de revenir en arrière ». Enfin, plusieurs figures féminines traversent également l’aventure. Elles font partie de celles et ceux qui ont décidé de rester dans la zone interdite, ou de la rejoindre, et de bâtir un nouveau modèle, « des gens persuadés qu’un nouveau monde est possible ». La jeune Luna, adolescente d’une douzaine d’années, peut facilement nous faire penser à la militante suédoise Greta Thunberg. Elle sauve le professeur Mortimer des chiens sauvages, puis le guide dans ce Bruxelles transformé et inhabité qu’elle connait comme sa poche, jusqu’au pied du quartier des Marolles, dominé par le palais de justice. Mais la femme de l’histoire s’appelle Lisa, l’une des « survivantes » de la capitale belge. Son destin est indissociable de celui de Mortimer. Elle évoque la question de l’immigration. Lisa est la fille du cheik Abdel Razek, l’un des personnages créés par Jacobs il y a bientôt soixante-dix ans. Ses parents ont dû fuir la guerre civile. « Devoir tout quitter fut un déchirement », explique-t-elle à Mortimer. Mais ici, dans ce nouveau monde, « personne ne demande ses papiers à personne ». Mortimer la rejoindra à la fin de l’histoire, quittant définitivement Londres pour s’installer à Bruxelles, même si, que l’on se rassure, l’aventure aura rapproché à nouveau les deux héros…
Au-delà de la belle collaboration avec ses amis, de leur fascination pour l’œuvre de Jacobs, Le Dernier Pharaon est sans doute l’album le plus personnel de François Schuiten, qui a toujours prôné dans ses créations scénographiques ou artistiques les collaborations multidisciplinaires, celles qui créent de l’innovation. On y retrouve son cher Palais de Justice, un monument plein de reliques égyptiennes, qu’il avoue visiter chaque année depuis trente-cinq ans. Pour les repérages du Dernier Pharaon, il est retourné le photographier de fond en comble pour qu’aucun détail ne lui échappe. « En faisant cet album, je me suis rendu compte combien cette œuvre m’avait marqué et, surtout, de ce que je lui avais emprunté. J’ai vécu cette aventure comme un voyage au cœur de mon enfance, mais aussi comme une découverte de ce qui a forgé mon propre imaginaire », explique-t-il à Frédéric Bosser dans DBD. Pendant la période de création du Dernier Pharaon, le dessinateur a également travaillé sur le projet « Scan Pyramides », une mission scientifique d’études de l’intérieur des pyramides, lancée en 2015, sous l’égide du ministère égyptien des Antiquités nationales, initiée, conçue et coordonnée par la Faculté des ingénieurs de l’université du Caire et l’Institut « Heritage, Innovation, Preservation » (HIP), dont François Schuiten est le cofondateur. « C’est extrêmement déconcertant d’être face aux pyramides », déclare le dessinateur qui a passé des heures devant les amoncellements de pierres et fait des centaines de croquis et de dessins, discutant avec les spécialistes, et passant « du temps seul dans la chambre du roi »…
On croise aussi dans l’histoire la locomotive 12.004, dite « La Douce », qui a fait l’objet d’un émouvant album solo de Schuiten chez Casterman en 2012. L’énorme locomotive à vapeur est ici au service d’une action digne d’une nouvelle Résistance (« Adieu les banques ! Adieu la dette du tiers monde ! »). Mais c’est surtout la présence d’un chien noir, qui accompagne Mortimer dans sa retraite, qui témoigne du cœur à l’ouvrage de François Schuiten et de ses coauteurs. On devine qu’il s’agit là de Jim, le chien de François Schuiten, qui ne le lâche jamais d’une semelle dans la vraie vie, que le dessinateur soit en dédicace ou en conférence ! Dans Le Dernier Pharaon, le chien de Mortimer est sûrement pour quelque chose dans la réconciliation entre nos deux héros. Il participe paradoxalement, dans le scénario, avec les chats du Palais de Justice et Wittekop, le pigeon voyageur de l’armée britannique, à la profonde humanité de cet album à huit mains. Une preuve que l’on peut proposer un véritable hommage, une réelle vision d’auteur, des séries après le décès de leurs créateurs, bien loin des incontournables plagiats commerciaux où, pour reprendre les mots d’Albert Uderzo, le créateur d’Astérix avec René Goscinny, création rime avec… bourdon !