Héros et nageurs, écrit en 1992, est un livre merveilleux, le seul de son auteur, Charles Sprawson. Réflexion anthropologique, historique et géographique, étude littéraire et picturale, il explore les rapports qu’entretiennent différentes cultures avec la baignade. C’est aussi un discret mémoire personnel, mis au service d’une méditation sur le sens de la « quête spirituelle de l’eau » que mènent ces audacieux rêveurs que sont nageurs et plongeurs.
Charles Sprawson, Héros et nageurs. Trad. de l’anglais (Grande-Bretagne) par Guillaume Villeneuve. Nevicata, 288 p., 22 €
Charles Sprawson, né en 1941 à Karachi, est lui-même un nageur passionné, qui a traversé (à la brasse indienne !) l’Hellespont en souvenir de Byron et tenté de se baigner partout où Tennessee Williams s’était mis à l’eau. Il ouvre son livre sur des souvenirs d’enfance : un apprentissage de la natation dans l’État de Jayanagar, dans l’ouest de l’Inde, dans les caves inondées du palais d’un maharajah, des bains méditerranéens un peu plus tard près de l’antique cité de Cyrène dans une piscine de rocher naturelle tapissée d’anémones et de mollusques où « Cléopâtre et les Romains, disait-on, avaient nagé ». Impressions inoubliables où sans doute le plaisir sensuel s’est pour toujours lié au merveilleux et à l’inquiétant.
Tels étaient aussi en partie les sentiments mêlés des Grecs à l’égard de l’eau dont nous parle ensuite Sprawson, mais pas ceux des Romains, qui l’apprivoisèrent en construisant à l’envi fontaines, bains et thermes. Savoir évoluer dans l’eau était pour eux si essentiel qu’ils disaient, pour se moquer d’un individu peu dégourdi, qu’« il ne savait ni lire ni nager », reprenant une expression déjà utilisée par Platon dans Les Lois. Le christianisme serait ensuite venu mettre un terme à tous ces plaisirs aquatiques folâtres ou sportifs, car il les jugeait trop érotiques et donc diaboliques.
Ce n’est qu’au XIXe siècle qu’aurait reparu l’engouement pour la nage, redécouverte par les Anglais, premiers à instituer au début des années 1820 des clubs de natation à Eton, avec la Philolutic Society, pour les amateurs de bains, et sa sous-section la Psychrolutic Society destinée à ceux qui les préféraient bien froids. Mais, entre l’Antiquité et le XIXe siècle, on avait quand même continué à barboter, et Sprawson, avant de nous faire rencontrer les « grands » amoureux de l’eau du XIXe siècle (Swinburne, Byron, Goethe…), mentionne avec humour les motifs ou les techniques de nage variés et bizarres des siècles intermédiaires. Dans The Virtuoso, une comédie de Thomas Shadwell de 1676, par exemple, sir Nicholas, allongé sur une table et tentant d’imiter les mouvements de la traditionnelle grenouille placée dans une bassine d’eau sur le sol, répond à un visiteur qui lui demande s’il juge cet apprentissage efficace : « Non mon ami, je nage sur terre à merveille. L’aspect spéculatif de la chose me suffit. La pratique m’indiffère. Mettre en application, ce n’est point mon tempérament. »
Un siècle et demi plus tard, tout le monde se jette à l’eau en Grande-Bretagne avec une ferveur que décrit Sprawson dans trois de ses chapitres : « Le style d’Eton », « La tradition byronienne », « Les caractéristiques du nageur anglais ». Le XIXe siècle est fasciné par l’eau ; tout en développant la pratique de la nage, il invente un rapport nouveau à la nature et une expression neuve de soi qui permettent une riche expression littéraire et picturale de cet enthousiasme. Les textes, les témoignages, les images, dévoilent alors avec une finesse jusqu’alors inégalée les mille facettes de l’expérience que peut faire l’homme avec l’élément liquide. Byron, fier de ses compétences en natation, dit dans Childe Harold’s Pilgrimage que « les vagues reconnaissent leur maître » et retrouve, en traversant les Dardanelles, un lien avec l’Antiquité grâce au souvenir de Héro et Léandre. L’intrépide Swinburne n’aime, lui, rien tant que se faire déchirer par les rochers, secouer par les flots, et exalte les eaux violentes d’ « une mer plus étrange que la mort ». Flaubert, bon nageur lui aussi, rêvait d’une volupté tout autre : être « transformé en eau avec des milliers de tétons liquides voyageant sur [s]on corps »…
Sprawson évoque ainsi différents types de « psychismes hydrants », comme les aurait appelés Gaston Bachelard, d’une grande variété et d’une changeante plasticité : certains « hydrophyles » aiment la prouesse technique de vitesse ou d’endurance, d’autres jouissent de s’abandonner paresseusement aux flots, beaucoup sont attirés ou inquiétés par les gouffres marins qu’ils imaginent au-dessous d’eux ou, au contraire, croient retrouver dans l’onde une présence maternelle réconfortante.
Puis apparaissent avec le XXe siècle de nouveaux héros de l’eau : les acteurs des compétitions ou des spectacles qui s’organisent autour de la natation et du plongeon. Sprawson choisit certaines de leurs stars (Johnny Weissmuller, Jean Taris…), parle de l’invention par les Suédois du plongeon « saut de l’ange », qui fit avant guerre l’admiration des foules, puis consacre un intéressant chapitre à la natation japonaise. Dans les années 1930, le Japon domina en effet la discipline, car il avait inventé, à partir de sa tradition militaire samouraï, un style de nage qui, adapté aux morphologies asiatiques, permettait de compenser le handicap d’une petite taille. C’est ainsi qu’aux jeux Olympiques de 1936 les Japonais gagnèrent en natation le plus grand nombre de médailles.
Sprawson n’oublie pas les femmes dans Héros et nageurs. Quelques-unes de ses pages et de belles photos (dans l’édition originale anglaise) rendent ainsi hommage à Annette Kellermann, une des premières à s’imposer dans les domaines de la nage, du plongeon et du ballet nautique (qu’elle inventa). Ce fut d’ailleurs elle qui réussit à faire adopter le maillot une pièce pour les femmes, tenue qui lui avait valu en 1907 d’être arrêtée pour atteinte à la pudeur sur une plage de Boston. Devenue actrice de cinéma, dans des rôles aquatiques, elle jouit ensuite d’une immense popularité avant qu’Esther Williams, dans les années 1940, ne reprît le maillot – si l’on peut dire.
Mais tout cela appartient au rêve américain, c’est d’ailleurs le titre du chapitre de Sprawson qui traite de ces éclaboussantes mises en scène de la performance et du triomphe, effectuées par d’exceptionnelles créatures sur fond de carreaux de piscine bleu turquoise. John Cheever, dans sa nouvelle « Le nageur » (1964), voit les choses autrement, et son personnage, qui décide à la fin d’un après-midi d’été passé autour de la piscine de ses amis de rentrer chez lui à la nage en passant par toutes les piscines des propriétés du voisinage, trace, lui, la parabole d’un ratage personnel et collectif.
Laisser le récit suggérer des vérités psychiques, culturelles et sociales, comme le fait le curieux conte de Cheever, est de fait la démarche entreprise par Sprawson dans Héros et nageurs qui, par son érudition, ses anecdotes, ses portraits, son iconographie (hélas non reprise intégralement dans la version française), met gracieusement à flot les éléments qui composeraient l’histoire générale de l’expérience aquatique humaine. Mais, gentleman nageur, Sprawson n’a pas la prétention de nous entraîner dans un swim treck aussi redoutable, et, gentleman tout court, il ne nous livre pas un de ces « swimoirs » ou « waterbiographies » qu’on trouve aujourd’hui dans toutes les librairies anglo-saxonnes et que son propre ouvrage a suscités.
Ces récits d’aventures aquatiques et ces « eautobiographies », comme on pourrait les appeler, sont assez rares en France et ne forment pas un sous-genre comme en Grande-Bretagne où d’excellents livres des deux types ont été publiés (Waterlog de Roger Deakin, RisingTideFallingStar de Philip Hoare, Leap In d’Alexandra Heminsley, par exemple). Avec Héros et nageurs, œuvre originale et captivante, Sprawson a simplement saisi la formidable émotion, modelée par l’histoire et le psychisme individuel, de la sensation qui naît à se mouvoir dans l’eau et qui fait parfois découvrir, comme au poète irlandais Derek Mahon dans « Baignade, comté Wicklow », que « la vie est un rêve éveillé / et la nage la seule vraie vie ».