Vus de loin, Jérôme Meizoz et Bertrand Leclair ont peu en commun. Le premier est suisse, né dans une vallée alpine en 1967, professeur de littérature à Lausanne et doté d’une formation de sociologue irréprochable. Le second est français, né à Lille un peu avant, il n’appartient pas à l’Université mais c’est un acteur du théâtre littéraire in progress : il est romancier, critique et officiant d’ateliers d’écriture. Ils viennent de publier deux petits livres de réflexions intimes qui produisent un son discret et flûté, où la littérature est reine : Absolument modernes ! pour Jérôme Meizoz et Débuter, comment c’est pour Bertrand Leclair.
Jérôme Meizoz, Absolument modernes ! Zoé, 150 p., 16 €
Bertrand Leclair, Débuter, comment c’est. Entrer en littérature. Pocket, 180 p., 8,60 €
Absolument modernes ! est sous-titré « roman » mais ça n’en est pas un, à aucun égard. Le livre de Jérôme Meizoz un canon, un chant à trois ou quatre voix. La basse continue est une chronique de la modernité, ou plutôt de la fin de la modernité et de la foi en la croissance. C’est le thème principal, auquel répondent plusieurs contrepoints.
Le premier est la voix de Jérôme Meizoz qui se dévoile en glissant des souvenirs d’enfance inventés, enjolivés, noircis, vrais ou faux – délicieuse incertitude. Le second est la leçon du sociologue qui propose une analyse datée et chiffrée des années 1960 et 1970, creuset de notre abondance matérielle, si coûteuse. Le troisième contrepoint est une voix plus ténue, qui demande de tendre l’oreille car elle monte très haut dans les aigus : elle sape tout, non seulement la croyance en la déesse Modernité, mais la croyance tout court, frôlant l’absurde et l’impression de néant. Spirituelle, elle s’exprime dans un refrain qui ponctue l’ensemble du livre en variant au gré des circonstances. « Et Dieu reste silencieux. D’autres causent à sa place. » Ou encore : « Et Dieu, en séjour balnéaire, admirait de loin ce gigantesque accident. » Sous le regard de ce Dieu goguenard, la croissance, l’accumulation de richesses et la machine à laver ne sont que vanités.
Cette troisième voix en croise une quatrième, celle des Anges. Car le livre est composé de treize « Chroniques » numérotées qui alternent avec treize séquences intitulées « Les Anges », dont chacune propose le portrait d’un personnage ou d’une personne, d’une existence ramassée en une, deux ou trois pages : « Le cultivateur », « La pianiste », L’Abbé », « L’ami d’enfance »… Ces vies brèves illustrent le XXe siècle du progrès, avant, pendant et après. Ce sont des esquisses écrites dans une langue classique et précise, des récits minuscules pleins de joies et de peines. Ils sont gracieux et se lisent avec bonheur ; ils ont la souplesse qu’obtiennent les écrivains sensibles, très sensibles, doués d’une mémoire qui n’est pas seulement celle des chiffres et des mots, mais celle des âmes.
À côté de cette galerie d’Anges, il faut donc imaginer un feuilleton savant et ironique qui démonte à coups de burins très adroits l’idée de progrès. Car Jérôme Meizoz ne s’indigne pas dans le vide. Il est suisse, il situe sa chronique en Suisse et saisit très exactement la métamorphose de ce pays de montagnes à vaches en royaume des banques et du matérialisme absolu. L’écrivain est mordant, pas méchant, mais férocement malicieux quand il livre une brève genèse du capitalisme helvète, laboratoire du capitalisme mondial. « La banque s’inspire de la machine à traire », commence-t-il par rappeler avant de conclure : « Et le capitalisme garde ici cette odeur d’écurie… » Le lait de la croissance auquel nous avons été abreuvés a tourné. Jérôme Meizoz le démontre en faisant d’une injonction idiote le titre de son livre, un collage rieur et très sérieusement délirant. Il faut pour l’apprécier avoir le goût de la fantaisie, du non-sens et de la dérision.
« Tu n’es qu’un bavard sans autre descendance que tes phrases ! » La remontrance faite à Jérôme Meizoz trahit une mortifère soumission au réel. Pour le rassurer, nous lui recommanderons de lire un essai écrit par son semblable, Bertrand Leclair. Il s’intitule Débuter, comment c’est, et il est sous-titré Petit traité souvent drôle et toujours intelligent sur l’art et la manière d’entrer en littérature afin d’y tracer un chemin.
Le texte a beau être lié aux ateliers d’écriture que Bertrand Leclair anime depuis des années, il porte très peu de traces directes de son enseignement. Débuter, comment c’est est plutôt une méditation sur le pouvoir de la littérature, un très subtil exercice de lecture centré sur la notion d’incipit. Où, comment, pourquoi ces quelques lignes me font-elles basculer ? Quelque chose cloche, lâche, m’emporte. Génial bavardage !
Bertrand Leclair a beaucoup lu, discuté, pratiqué. Il est expérimenté, il parle de l’intérieur de la langue sans jamais en épuiser tous les tours ni les trucs ni les surprises. Il est fils de la grande tradition critique française représentée par un Genette, mort en 2018. Il incarne une génération encore rompue à l’étymologie et au jeu sur les racines, sur les variations et les ressemblances phonétiques. Aux faux hasards de l’histoire des mots, il donne du sens. On croisera donc du latin, du bas-latin et du français du Moyen Âge dans son essai.
On croisera aussi de grands écrivains, de vrais artistes, qui, eux, appartiennent tous au XXe siècle et/ou sont encore en vie en ce début de XXIe (Pierre Michon, Pierre Guyotat, Hélène Cixous…). C’est une heureuse qualité de cet ouvrage qui ne s’en tient pas aux morts. La littérature n’est pas un cimetière. Leclair, qui n’hésite pas à se citer, parle en situation de débutant et de vivant. Il croit à la transmission et à l’exemplarité. Il reproduit de nombreux et merveilleux incipits qu’il prend soin d’analyser sans jamais les assécher. Restent toujours quelques mots, quelques phrases, qui résistent et enchantent.
L’écrivain a le courage de distinguer l’art et le divertissement, affirmant que « tous les textes et tous les auteurs ne se valent pas, toutes les lectures et tous les lecteurs non plus, qui n’ont pas une semblable aptitude artistique à interpréter un texte ». Il n’est pas sûr que ce soit une vérité pour tous. La communication et la marchandisation sont des forces pernicieuses, le populisme esthétique et intellectuel fleurit lui aussi. Bertrand Leclair parle d’art, de littérature, un champ distinct de celui des sciences sociales, humaines et politiques ; celles-ci sont des sœurs, mais elles sont autres.
Parce qu’elle exprime justement la puissance de la littérature, sa vitalité, sa capacité de renouvellement et de découverte, nous relèverons une image qui nous a frappée plus que d’autres. Leclair médite sur le sens du verbe « inventer » pour rappeler que le langage juridique, « l’un des plus conservateurs, préserve ce sens ancien du mot lorsqu’il définit celui qui découvre un trésor (par exemple, au fond de l’océan) comme étant “l’inventeur” du trésor. Le même sens se retrouve en liturgie, où l’on célèbre “l’invention de la Sainte-Croix” par sainte Hélène ». On ne saurait imaginer moins cliché et moins rebattu pour circonscrire le fait littéraire, et on sourit en notant que le sens fort appartient aux domaines du droit et de la religion. Ainsi va le jeu entre l’ancien et le nouveau, la conservation et l’innovation.
Bertrand Leclair ne souffre d’aucun mysticisme, mais il a de la hauteur et de l’ambition, pour nous et pour ce qu’on appelait les humanités parce qu’elles accroissaient l’humanité en nous. La vraie croissance est sûrement là.