Écrire les images de l’histoire

Chacun à sa manière, trois livres proposent d’écrire l’histoire contemporaine à partir d’images : Sébastien Albertelli, Julien Blanc, Laurent Douzou sur la Résistance française ; Christophe Cognet sur les photographes des camps de déportés ; Nicolas Offenstadt sur les traces de la RDA. Raconter le passé demande désormais de lire les images comme les mots et de les replacer dans leur histoire.


Sébastien Albertelli, Julien Blanc et Laurent Douzou, La lutte clandestine. Une histoire de la Résistance, 1940-1944. Seuil, coll. « La librairie du XXIe siècle », 448 p., 26 €

Christophe Cognet, Éclats. Prises de vue clandestines des camps nazis. Avant-propos d’Annette Wieviorka. Seuil, 432 p., 25 €

Nicolas Offenstadt, Urbex RDA. L’Allemagne de l’Est racontée par ses lieux abandonnés. Albin Michel, 258 p., 34,90 €


François Brunet, historien et théoricien des images, décédé brutalement l’hiver dernier, a souvent souligné à la fois l’extraordinaire prolifération des images depuis l’invention de la photographie et leur importance dans l’histoire sociale, mais aussi la faiblesse des sciences humaines dans l’étude de ces objets iconographiques. Sans doute cette impuissance n’est-elle pas étrangère au fait que la culture visuelle n’a pas jusqu’alors le même statut que celle du texte dans notre formation, comme s’en indignait Éric de Chassey dans un plaidoyer pour une histoire de l’art à l’école. Dans la hiérarchie des sources, l’image, et en particulier la photographie vernaculaire, a occupé longtemps une place inférieure. On s’en assurera en constatant que sur un plan éditorial, d’une part, on continue à décliner certains grands succès en une version illustrée, les peintures et les photographies venant comme atténuer la dureté de l’écriture de l’histoire, faire médiation, dirait-on aujourd’hui. D’autre part, la publication d’albums historiques, véritables livres d’images, se perpétue, ici colorisée, là recadrant les images, mais toujours préférant à l’analyse de ces objets visuels un discours parallèle, lointain, de surplomb.

Mais si la discipline historique se méfie de ces objets, c’est peut-être aussi que la photographie entretient avec la vérité un rapport particulier. W. G. Sebald avait remarquablement saisi cette place singulière de l’objet photographique, sa capacité à faire preuve, mais aussi à être falsifié, détourné. Dans plusieurs de ses ouvrages, il a joué de ces détournements, utilisant les photographies, celles trouvées dans les institutions patrimoniales et les brocantes ou celles qu’il avait lui-même réalisées. Le romancier en usait, Muriel Pic l’a bien montré, non comme répétition mais comme une véritable écriture, au même titre que les mots.

Écrire les images de l’histoire

Carte au nom de Klébert © D. R.

Cet inquiétant objet photographique est présent dans trois ouvrages récents, occasion de sonder l’état des relations que l’histoire en France entretient avec lui. S’il est central dans Éclats de Christophe Cognet, enquête minutieuse sur les photographies prises clandestinement dans les camps nazis, il apparaît plus périphérique dans la remarquable synthèse de Sébastien Albertelli, Julien Blanc et Laurent Douzou sur l’histoire de la Résistance en France, tandis qu’il constitue la principale matière de l’exploration par Nicolas Offenstadt de la RDA abandonnée. Dans les trois cas, néanmoins, l’enjeu est bien celui de l’écriture de l’histoire contemporaine.

La posture de Nicolas Offenstadt est ici la plus novatrice, la plus fragile aussi. L’historien, déjà auteur d’un ouvrage sur la mémoire de la RDA, décide cette fois d’écrire en images la RDA fantôme, à partir des centaines de photographies qu’il a lui-même prises sur les différents sites visités dans ses explorations de 250 institutions, lieux de travail et de vie abandonnés depuis la chute du mur de Berlin. Il compose ainsi une mosaïque proposant une histoire de ces traces : soixante-quinze entrées qui s’étendent d’une fabrique de wagons à la presse féminine, d’une énorme enseigne sur un immeuble à un minuscule autocollant presque invisible, d’une carcasse de voiture à des fleurs artificielles.

Plutôt que de s’associer à un photographe comme il l’avait fait précédemment, Nicolas Offenstadt a voulu écrire avec ses images maladroites et amateurs. Ainsi qu’il s’en explique dans l’introduction, Urbex RDA est le lieu d’une expérience : l’historien s’approprie une pratique sociale très liée à la photographie numérique et à l’internet, celle de l’Urbex (Urban Exploration), et tente d’en faire un outil de connaissance. Aussi chaque photo publiée fait-elle l’objet d’un commentaire, d’une légende même brève. L’ouvrage est fidèle à ce souci expérimental : la maquette est souvent brouillonne, certaines images sont reproduites en tout petit format (sans doute la qualité ne permettait-elle pas un autre traitement) ; alternent zoom sur une inscription et vue générale, détails et plans larges. Le lecteur est sur le bureau de l’ordinateur de l’historien, il entre dans chacun de ses dossiers soigneusement nommés et localisés. C’est donc à une expérience sensible aussi que l’historien convie le lecteur, une expérience non pas esthétique mais mémorielle. L’important est de partager la collecte de ces traces, le principe d’accumulation plus que celui de la beauté conforme à notre goût contemporain pour la relique. L’historien se fait archiviste d’un nouveau type en produisant lui-même les archives de tout ce qui n’a pas été archivé, le reste qui s’efface, s’abîme, s’érode.

Écrire les images de l’histoire

Dans la démarche du cinéaste et scénariste Christophe Cognet, il s’agit plus classiquement de constituer d’abord un corpus : inventorier toutes les images (un peu moins de quatre-vingts) prises dans les camps nazis par les déporté.e.s. Une fois cette première opération menée, Cognet ne s’intéresse pas à la postérité des images mais à l’instant de la prise de vue. Il fait exister le sujet photographié et celui qui, prenant un risque énorme, fixe le crime sur la pellicule. Si dans sa démarche la photographie est déjà archive, si elle préexiste à son regard, c’est bien ce regard porté sur l’image comme résultat d’un geste qui fait exister autrement l’objet. Par une enquête attentive aux plus minuscules éléments, Cognet parvient à écrire les conditions de réalisation de chacune de ces images. Derrière chaque photographie, il révèle un portrait, celui du photographe, et avec lui une existence. Le procédé est d’autant plus puissant que Cognet ne s’exclut pas de cette scène de révélation. Le cliché photographique ne renseigne pas seulement sur les camps et la Shoah, il donne à voir une double histoire individuelle, celle des sujets photographiés dont il a retrouvé l’identité et le parcours de vie et celle du photographe. Les photographes s’appellent Jacques Angeli et José Fosty, Wenzel Polak, Rudolf Cisar, Karel Kàsak, Jean Brichaux, Joanna Szydlowska… L’auteur reconstitue les séances de prises de vue, il leur donne une matérialité. L’image n’est pas représentation, elle est un acte. Un acte que l’histoire doit inscrire.

Rares aussi sont les images de la Résistance. C’est pourtant avec des photographies que Sébastien Albertelli, Julien Blanc et Laurent Douzou ont décidé d’ouvrir chacun des chapitres qui composent leur histoire de la Résistance en France : « Un document visuel — une photo d’identité, une feuille clandestine, une scène publique ou privée… — qui illustre une facette de la réalité de cette histoire, saturée de représentations mais si pauvre en illustrations. » Pour les auteurs, la photographie a fonction d’incarnation : les visages de Marc Bloch et de Pierre Hespel, celui d’une femme anonyme sur une route pendant l’exode de 1940, un portrait de groupe de celles et ceux qui formeront le réseau du musée de l’Homme, un cliché de la une du numéro 11 du journal clandestin Combat paru en juin 1942, le portrait de l’archevêque de Toulouse Jules Saliège, ou encore l’ultime photo de Berty Albrecht ou le célèbre portrait de Jean Moulin.

Écrire les images de l’histoire

Il ne s’agit pas pour les auteurs de constituer une galerie d’honneur de la Résistance, mais, à partir de chacune de ces images, de prendre à revers l’hagiographie pour montrer comment elle fut simplement « une histoire d’hommes qui ont fait de leur mieux », selon les mots de Pascal Copeau. Les historiens ne sous-estiment pas pour autant le pouvoir des images : lorsque le général de Gaulle se fait photographier à Bayeux le 14 juin 1944 serrant la main d’anonymes, ils ne manquent pas de rappeler que cette courte visite en France, alors que les combats font rage, a pour but d’asseoir sa légitimité auprès des Américains et que cette image laisse une trace de ce geste. Mais il s’agit aussi de redonner des visages à cette « armée de l’ombre ». Le document photographique n’a pas ici vocation à faire preuve mais à permettre de produire une « illustration » manquante. L’historien se fait iconographe.

Dans ces trois livres, par les usages faits de la photographie, un portrait nouveau de l’historien.ne se dessine. L’image est à la fois archive du passé et reflet de l’histoire qui s’écrit. Tout se passe comme si, dans le reflet de l’image, on ne craignait plus désormais de voir apparaître le visage du photographe ni celui de l’historien.ne qui manie l’objet photographique.

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