Le combat de la parole

Après Notre désir, texte à la fois intime et adressé à tous dans lequel Carolin Emcke relatait l’histoire d’un désir en devenir et d’une dignité, Quand je dis oui… revient sur l’expérience des corps féminins dans une société désormais marquée par le phénomène MeToo que plus personne ne peut ignorer, ni même minimiser. La réflexion est d’ordre politique. La violence dont il est question ici dépasse le cadre des violences sexuelles et le mouvement MeToo. Il s’agit de la violence première, celle de la confiscation, dont découlent tant d’autres violences.


Carolin Emcke, Quand je dis oui… Trad. de l’allemand par Alexandre Pateau. Seuil, 132 p., 16 €


Carolin Emcke, figure majeure de la vie intellectuelle allemande, reporter de guerre entre 1998 et 2013, mène un combat essentiel, comme dans un murmure, dans Quand je dis oui… Cet essai tire sa force de cette profonde conviction et de la douceur avec laquelle elle la pose parce qu’il n’est pas besoin de crier ni de clamer tant le propos qu’elle nous confie, qu’elle désigne elle-même comme une « réflexion au clavier », comme un « chuchotement », est essentiel et atteint au cœur chaque lectrice et chaque lecteur. Peut-être parce que Carolin Emcke met en premier lieu l’accent sur ce qui touche intimement, le rapport au langage. Au cœur de la possible violence sexuelle, et plus largement de la violence domestique, il y a toujours le rapport que chacune, que chacun entretient avec le langage et la vérité.

À partir d’une phrase scandée aux jeunes filles d’un air mystérieux : « Ne te laisse pas emberlificoter », qui peut bien sûr se décliner selon les familles ou selon les milieux, le déplacement de la violence et de la honte qui la corrobore inévitablement s’opère de l’acte au fait de nommer l’acte. C’est la force de cette affirmation, qui ouvre la réflexion et qui, dans sa simplicité et son évidence, lève précisément « ces voiles rhétoriques » qui ont accompagné tant de jeunes filles, mises en garde à demi-mot, ou plutôt sans mots, ce qui entraîne trop souvent des désastres. Parce que, comme le dit avec tant de limpidité Carolin Emcke, « pour pouvoir critiquer quelque chose, il faut pouvoir l’imaginer. Et pour imaginer quelque chose, il faut pouvoir le nommer. Quand la violence demeure abstraite, quand il n’y a pour la définir ni descriptions, ni termes concrets, elle demeure

inimaginable

invraisemblable

intouchable ».

Carolin Emcke, Quand je dis oui

Carolin Emcke © Andreas Labes

Quand je dis oui… analyse les différentes situations au cours desquelles le simple fait de dire est impossible, que l’on soit victime ou témoin. Avec beaucoup de sincérité et de finesse, Carolin Emcke retrace une soirée au cours de laquelle une amie est de manière évidente maltraitée par son époux et où tous les convives se taisent. Parce que, au moment où la « violence domestique » éclate, seules deux possibilités sont envisagées, emmener l’amie maltraitée ou la laisser là. Ce qui est primordial dans l’analyse de Carolin Emcke, c’est l’interrogation sur l’impossibilité, au moment des faits, de nommer cette violence, et de désigner le responsable : « Entrer dans la chambre où se cachait cet homme, aller lui parler, tout simplement, appeler les choses par leur nom ».

Aujourd’hui, un décompte est fait en France des femmes tuées par leur conjoint ou ex-conjoint. La parole à propos des violences sexuelles est en passe de se libérer, avec de multiples témoignages de femmes agressées qui osent enfin s’exprimer. Pour autant, la réflexion de Carolin Emcke reste tout à fait primordiale. La libération de la parole est possible, certes, mais dans un certain cadre, et dans certains milieux, et les modalités de cette libération posent de nombreuses questions. Même si ces paroles, qui sont de véritables actes, demeurent d’une importance capitale, elles ne doivent pas faire oublier combien elles sont soumises à un cadre social très contraint.

Caroline Emcke met en garde précisément contre ces entraves que nous pouvons avoir tendance à mettre de côté : « Pour pouvoir instaurer un changement durable, il faudra surtout que la critique des abus de pouvoir s’adresse aussi aux zones et aux univers sociaux plus précaires et plus marginalisés. » Il paraît fondamental à la philosophe d’étendre l’écoute à ceux et à celles que l’on n’a pas l’habitude d’écouter, les femmes mais aussi les hommes parfois, qui subissent des violences sexuelles dans des situations précaires, et d’évoquer, par exemple, les « travailleuses saisonnières dans l’agriculture, les employés d’hôtel dont le permis de séjour n’est pas garanti, femmes de ménage ou femmes de chambre […], toutes celles et ceux qui vivent ou travaillent dans des endroits où règne une hiérarchie inamovible, où toute critique est mal reçue ou sanctionnée sur le champ », autrement dit de mettre au centre de notre réflexion la domination sociale qui accompagne, dans de très nombreux cas, la domination sexuelle.

C’est à un changement durable de société que la philosophe nous appelle, et ce changement n’est possible que si le rapport au langage change. Il apparaît indispensable de créer des conditions de parler, afin de modifier ce rapport problématique au langage. Pour cela, il faut rendre légitime la parole de chacune et de chacun, y compris la parole d’une queer par exemple, question que Carolin Emcke pose avec force, dans le débat MeToo. Il est indispensable de créer la possibilité d’une parole qui nomme, possibilité qui a pour corollaire la confiance de celui qui écoute. C’est l’éthique même de la structure du témoignage : je crois ce que tu dis, parce que toi, tu le dis. Qui que tu sois.

Ce sera possible à une seule condition : l’élargissement de la perception (et donc de l’empathie) grâce à la multiplication des témoignages, comme « possibilité d’apprentissage et de changement, comme possibilité d’action ». Et c’est ce qui intéresse Carolin Emcke dans les témoignages rattachés à MeToo : ce défi de la répétition qui permet de nous « exercer à écouter (et pas seulement à entendre), à regarder (de plus près), pour être prêt à déceler autre chose que ce que nous dictent les conventions et les tabous ».

L’urgence de réfléchir à ces questions n’est pas séparée de l’urgence globale dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, celle de débattre. Et c’est contre une autre forme de confiscation de la parole que Carolin Emcke s’élève dans Quand je dis oui…, la parole confisquée par ceux qui prétendent savoir où se situent les vrais combats, qui exercent ainsi leur propre domination, confiscation qui a pour conséquence de diviser les combats, d’épuiser les forces et d’affaiblir une société par un discours public contradictoire prenant des accents de mépris et de haine tout à fait inquiétants. Là encore, la parole de Carolin Emcke est salutaire en ce qu’elle nous fait revoir notre façon de nous considérer comme des êtres politiques.

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