Abdelfattah Kilito en grec

L’écrivain marocain Abdelfattah Kilito écrit des fictions et des essais en arabe littéral et en français. Plusieurs de ses titres sont traduits en anglais, en italien, en espagnol. La partie arabe de son œuvre est traduite intégralement en français. Une traduction en turc est à paraître bientôt. Mais certains de ses textes, en particulier Archéologie : douze miniatures, trouvent une résonance particulière en grec : son oeuvre fait elle-même un trait d’union entre Orient et Occident. Sa traductrice Evanghelia Stead explique pour En attendant Nadeau comment Abdelbattah Kilito trouve en grec un contexte propice pour l’accueillir.


Abdelfattah Kilito, Archéologie : douze miniatures. DABA Maroc, 28 p., 3 €

Abdelfattah Kilito, Archéologie. Douze miniatures et un épilogue. Traduction et postface Évanghelia Stead-Dascalopoulou. Athènes, Antipodes, 2019.


Connu et admiré dans le mode arabe où il a ouvert de nombreuses nouvelles voies dans la lecture de l’héritage classique depuis son travail sur Les Séances au début des années 1980 et depuis, sur Les Mille et Une Nuits ou Les Arabes et l’art du récit, Abdelfattah Kilito n’a pourtant enseigné à l’Université marocaine que le roman français — alors qu’il a donné des séminaires sur la littérature arabe à Harvard, à Princeton et au Collège de France. Il s’est aussi posé à répétition la question des langues, dans La langue d’Adam, et dans Je parle toutes les langues, mais en arabe.

Archéologie : douze miniatures est sans aucun doute le plus bref des livres brefs d’Abdelfattah Kilito. Il est pour cela emblématique de l’écriture de cet homme savant et courtois, qui lit et pense en souriant bien plus qu’il ne parle et écrit sans retenue. Archéologie a paru à Bruxelles en 2012 à l’occasion d’une fête qui célébrait les lettres marocaines. Plus plaquette que livre, il est composé de douze textes très concis qui constituent un genre. Peu connu des lecteurs habituels de Kilito, Archéologie est pourtant le livre qui l’introduit à un nouveau public car sa traduction en grec vient de paraître à Athènes (éditions Antipodes). Il est projeté de lui donner une suite, la traduction de La querelle des images, tant ces deux titres français trouvent chaque fois leur équivalent dans un seul et unique mot grec qui résonne, chargé d’histoire : Archeoloyía (Archéologie) renvoie aux couches enfouies et superposées d’une terre qui a vu les civilisations se succéder depuis longtemps ; Iconomachía (La querelle des images) aux célèbres querelles byzantines autour des icônes que La querelle des images prolonge par des questions analogues dans le monde arabe.

Arrêtons-nous à Archéologie [1]. Les miniatures d’Archéologie ne se rapportent pas à des instantanés quotidiens. Ce ne sont ni des impressions fugaces ni des expériences personnelles, mais des pages complexes et structurées qui trouvent leur point de départ et d’inspiration dans la mythologie sous toutes ses formes. L’auteur remonte aux mythes grecs ; il lit la Bible, les hagiographies et le Coran ; il manie les textes arabes médiévaux, les chroniques et les annales ; il songe au passé et médite l’avenir de la poésie arabe ; il revient à la littérature européenne ou américaine par quelque côté inattendu ; il renvoie à la psychanalyse ; sans oublier une de ses plus chères lectures, Les aventures de Tintin. En mettant en relief des extraits et des motifs choisis, il met en rapport des allusions, il tisse ensemble des pensées, il échafaude des idées et ourdit des énigmes. Le mythe devient prétexte pour que l’écrivain revête un de ses nombreux masques en puisant dans diverses sources : romans, vers, commentaires marginaux, contes, proverbes, chroniques, récits de voyage, voire traités ardus et épîtres. Son objectif est d’entraîner son lecteur dans l’aventure d’une chasse du sens où la saveur étrange devient savoir, et le savoir un stimulant, une appétence vers une nouvelle quête.

La miniature est un écrit concis, complet. Le mythe est, tout d’abord, un motif immédiatement reconnaissable (la pomme d’Adam, le démembrement d’Osiris, la pierre de Sisyphe, le registre des bonnes et des mauvaises actions, le labyrinthe). Il est ensuite un extrait d’un texte connu ou inconnu, découvert par l’auteur dans ses lectures ou rencontré au hasard de ses prospections. Il est encore une anecdote, soi-disant simple, une tradition orale mise ultérieurement par écrit, un paradoxe, voire une phrase passée en proverbe. L’écrivain l’extrait de son gisement comme un tesson de poterie ou une pépite d’or (tel l’archéologue dans la fouille), le reconstitue, le ranime ou le recompose, et ce n’est qu’alors qu’il le propose à son lecteur. Le tesson a acquis une odeur, une texture, un pouls, une substance. Il est devenu régal.

D’où qu’il vienne, il condense toujours, en quelques lignes, une brève histoire qui rappelle les Fables de Robert Louis Stevenson, un livre fait d’histoires minuscules, ou plutôt de noyaux d’histoires (Longman’s Magazine, 1895, à titre posthume, puis en volume). Stevenson préfère cependant les mythes à portée morale ou surnaturelle et les histoires basées sur la mort et le temps. En revanche, la miniature de Kilito se définit comme le moment singulier né de nombreuses lectures. Elle correspond souvent à des images intenses (ce n’est pas un hasard si la première se nomme « Peinture »), même quand il s’agit d’une pensée plus fugace. Kilito appelle ses miniatures « des textes inspirés, sans que le terme se réfère à leur valeur », voulant dire par là qu’une scène, un personnage, un livre s’impose à l’écrivain avec la force d’une obsession, imprègne son écriture et conquiert son travail, ne le laisse plus en paix. Certaines de ces idées intenses sont si brèves, si condensées, qu’elles ressemblent davantage à un projet de rédaction (à la manière de certaines Fables de Stevenson), tout en étant une forte incitation à déclencher la réflexion ou l’imaginaire.

bdelfattah Kilito, Archéologie : douze miniatures

Abdelfattah Kilito © D. R.

Sur la base de ces noyaux, Abdelfattah Kilito compose sa mythologie idiosyncratique. Il déplie les replis de l’histoire, tantôt en spéculant, tantôt en interprétant, tantôt en la retournant brusquement pour lui donner une fin inattendue. Des renvois successifs lui permettent d’évoquer des thèmes communs et de faire des parallèles suggestifs. Il puise dans la tradition arabe, grecque et occidentale en indiquant l’étroite parenté entre les histoires. Il inscrit paradoxes et facéties sur un tableau commun en dévidant l’énigme d’une partie d’échecs divine ou humaine sans la démêler. Il entrouvre ainsi la porte de l’intrigue et la laisse entrouverte. Bien que ses miniatures fassent partie intégrante de son écriture créative, elles ne lui appartiennent pas exclusivement. Elles reflètent bien des œuvres et des livres et invitent le lecteur à entrer dans la miniature à son tour, en se rappelant ses propres lectures, pour y contribuer par quelque détail nouveau. À une seule condition, la maîtrise de la corrélation et le goût de la langue.

L’assise de la miniature est la scholie, la note interprétative ou critique. La miniature « Le Poids des poètes » montre à quel point le commentaire a la dimension d’une scénographie : elle fournit l’occasion de discuter des vers sur le thème ironique de la maigreur/corpulence et de l’inspiration créatrice. D’où un style riche en expressions savantes bien qu’il semble dépourvu de prétention. Kilito rappelle alors les mythographes anonymes, les commentateurs qui ont brodé, dans les marges de l’Iliade, de l’Odyssée, des Métamorphoses et de bien d’autres textes, une foule de versions paradoxales, de variantes et d’interprétations grâce aux scholies. Il cultive la miniature en l’enrichissant de la tradition savante, mais y glisse souvent, en prétendant que la chose se fait presque d’elle-même, une plaisanterie ironique. Derrière son style grave, est embusqué le rire, de même qu’en classe, à l’heure d’une interprétation brillante et inattendue d’un poème au sens voilé, un élève se permet une blague inopinée. L’auteur conçoit ainsi son travail comme un jeu : il est lecteur et écrivain, comme il est scribe, un amoureux pérenne de la littérature qui est aussi joueur. Avec les mots et les phrases reçus en héritage, il joue aux dés, à la roulette, aux cartes.

Les miniatures d’Archéologie forment une véritable bibliothèque dont le dernier texte est un aperçu. Au cauchemar borgésien de la bibliothèque de Babel, Kilito répond par des symboles (douze miniatures) et des scénarios alternatifs à l’humour ambigu. Le motif de la bibliothèque revient souvent dans son œuvre. Dans son recueil Le cheval de Nietzsche (2007), la bibliothèque est le pays des merveilles (la bibliothécaire s’appelle Alice). Mais c’est aussi une invitation faite au lecteur de renoncer au quotidien, tel l’acrobate qui réside à vie sur les rayons des livres, mais à l’envers, la tête en bas, les pieds en l’air. À l’inverse, dans le dernier texte d’Archéologie, « Le Message du pardon », inspiré de l’Épître du pardon d’Abûl-‘Alâ’ al Ma’arrî (979-1058), la bibliothèque figure l’espace cauchemardesque et posthume où l’on perd son propre moi au plus fort de la folie de la lecture. « Le Message du pardon » reflète la bibliothèque dans l’au-delà, avec pour héros le lecteur perpétuel, l’hôte qui hante les salles de lecture, peut-être l’auteur lui-même et ceux qui lui ressemblent.

L’édition grecque d’Archéologie comporte un texte inédit d’Abdelfattah Kilito, « Piété », donné en épilogue. Dans ce texte, l’immensité infinie du ciel qui trouble profondément l’enfant une après-midi du ramadan pourrait bien représenter l’horizon inaccessible de l’œuvre de fiction. Telles les mers sans fond de Sinbad, elle constitue un objectif pour l’écrivain. Kilito nous promène dans ses paysages en consignant des versions, en tenant compte des détails qui se révèlent à lui inopinément, telles les hirondelles au petit enfant. Il aime les jardins éloignés et les courettes, des lieux qui rappellent les anecdotes. C’est que les histoires concises qui se sont imposées à lui ressemblent à des lieux privés, incitant à la découverte et à la méditation, à l’opposé des places spacieuses et des boulevards, comparables au roman.

Sans acteurs spécifiques, même lorsqu’elles possèdent des protagonistes particuliers, ses miniatures sont entourées de mystère. Le lecteur cherche en vain à les élucider. La logique commune est inversée. À sa place émerge l’énigme et le silence prévaut. Le labyrinthe s’avère plus puissant que la Mort elle-même, Thanatos n’ose ni y pénétrer ni s’y promener. Y a-t-il donc des lieux qui piègent jusqu’aux dieux ? Ne serait-ce que pour cette raison, revenons à la mythologie. Dans les douze fables d’Archéologie, nous ne chercherons pas un progrès, une évolution. Nous suivrons le va-et-vient de la première faute d’Adam à la lecture perpétuelle des péchés humains. Et peut-être, avec Kilito pour guide, retrouverons-nous un lieu que nous pensions connaître, mais qui nous réserve quelques surprises.


  1. Les paragraphes qui suivent reprennent la dernière partie de la postface de la traduction grecque d’Archéologie en l’adaptant.

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