L’amitié

Un Cahier de L’Herne vient de paraître, consacré à Pierre Bergounioux. Le maitre d’œuvre en est Jean-Paul Michel. C’est une raison suffisante pour revenir sur la correspondance entre les deux écrivains, dont l’amitié est ancienne : elle remonte à l’année 1966, ils étaient en terminale au lycée de Brive, et l’avenir semblait, pour ces deux adolescents, radieux. Tous deux vivaient « l’ivresse sans vin de la jeunesse ».


Pierre Bergounioux et Jean-Paul Michel, Correspondance 1981-2017. Verdier, 224 p., 17 €

William Blake & Co, 1965 -2019, « Les livres sont fatigués. Il faut les peindre ». William Blake & Co / Bibliothèque de Bordeaux, 240 p., 24 €


Il est des correspondances faites de mondanités, d’anecdotes ou d’indiscrétions, de bons mots et de connivence factice. Sans vouloir généraliser, je songe à des « grantécrivains », à des académiciens ou à des plumitifs (parfois les trois catégories se confondent). Tel n’est jamais le cas ici. Le fil de l’amitié est présent entre les deux hommes qui s’écrivent, les formules affectueuses sont là pour en témoigner, en fin de lettre ou de courriel, mais ce qui fonde ce lien est si puissant et intense qu’il justifie ces expressions émues. Dans l’une des dernières lettres, en octobre 2016, Pierre Bergounioux montre ce qui les opposait et les liait tout autant : « Oui, c’est une chose singulière et belle que deux minces gamins d’une lointaine province aient cru devoir rester liés envers et contre tout – poésie/prose, troskisme/stricte orthodoxie soviétique, grand Sud-Ouest/ grande banlieue de Paris, j’en oublie – ce qui aurait dû les opposer, les éloigner, les séparer. Je me répète : nous avons bénéficié d’un instant de grâce. »

Cela se passe en 1966, « année de feu », à Brive, « terre marâtre », que l’on retrouve de récit en récit, dans l’œuvre de Bergounioux : « Les creux et les crêtes, les coupures du paysage, l’épais couvert de bois, les petites routes tortueuses s’opposaient à l’envie d’aller, de voir, de savoir ». La barrière géographique (voire géologique) ne les a pas arrêtés.

Il n’y a, par exemple, qu’à lire ou relire Le premier mot, désormais en poche, pour sentir combien le lieu et le moment sont déterminants. Mais ici, aussi : « Des gueux, enlevés par le mouvement historique à leur relégation millénaire, à l’autarcie, à la stupeur, ne peuvent plus ne pas se demander ce qui leur arrive et qui s’inscrit, en dernier recours, dans le plan général. C’aura été fatigant mais stimulant, aussi. Toujours me reste le souvenir de l’énergie que tu y as mise d’entrée de jeu, et le poème dont elle empruntait spontanément la voie, et le choix de la philosophie ! »

Pierre Bergounioux et Jean-Paul Michel, Correspondance 1981-2017

Pierre Bergounioux © Marie Monteiro

Pierre Bergounioux rappelle ainsi leur parcours – et celui de Jean-Paul Michel, donc – dans sa « sauvagerie divinatrice ». Michel est fils de militaire, et devrait entrer chez les enfants de troupe. Il se révolte, se jette dans la poésie comme un affamé, Rimbaud l’éclaire, pour qui Bachelard a imaginé le terme de « surenfance ». Très tôt, Jean-Paul Michel publie sur une machine antique, des poèmes de Khaïr-Eddine, et bientôt fonde William Blake & Co à Bordeaux. La maison d’édition a désormais quarante ans. On connaît Pierre Bergounioux, le sculpteur dont quelques photos de statues figurent dans cette correspondance, le passionné de géologie, d’entomologie (on lira avec profit Enfantillages qui paraît avec le Cahier de L’Herne), l’écrivain, bien sûr, et le professeur de lettres en collège qui rappelle dans une lettre son chagrin et son impuissance, parlant de la classe : « L’intelligence rayonnante de l’enfant, le prof qui t’écrit l’observe tous les jours dans son collège. Il constate aussi que son éclosion, délicate à l’extrême, miraculeuse, périclite invariablement lorsque le contexte familial, social ressemble à un éteignoir. Tu es le seul chez qui j’ai vu la lueur, au lieu de décroître et de charbonner, consumer l’éteignoir, percer la chape et flamber au vent du dehors. » En 2006, École, mission accomplie disait par son titre ironique le désespoir du professeur qui achevait sa carrière. Rien ne s’est amélioré depuis.

La correspondance ne contient que de rares allusions à l’actualité. « Les temps noirs » surgissent, liés à la mort de la mère et à la présence soudaine des « tueurs sortis des ténèbres, du Moyen Âge », un soir de novembre 2015. Une évocation de Tanger, où se rend Jean-Paul Michel en 2002, met au jour le sordide à peine caché par le vernis touristique. Et ceci, qu’il écrit en 2008, décrivant de façon elliptique la « gigantesque course au vide planétaire », et « la vulgarité galopante du non-lieu, que selon lui on retrouve dans les esprits et dans les œuvres ». La course s’est encore accélérée.

Les œuvres : elles les lient et elles les différencient. Les leurs, pour commencer. Jean-Paul Michel met en lumière ce que chaque texte de son ami représente ou apporte. C’est ainsi qu’il imagine l’avenir de Carnet de notes : «  Tes livres seront une sorte de borne, dans un temps qui aura tellement manqué de repères ». Sa lecture de L’arbre sur la rivière, en 1988, lui rappelle « la fermeté de direction » dans l’écriture. Il la qualifie ailleurs encore, évoquant « le ton souverain, la fermeté et la netteté, chez toi, de l’attaque et de la poursuite ». Qui écoute Bergounioux ou le lit est en effet marqué par ce ton. La manière de parler des choses le frappe : « Le miracle de la littérature, de ton art tout personnel d’écrire, est que tu les restitues lavés de toute la gangue de haine et de malheur, de dureté, de violence, que je leur ai connue ». Une phrase de Pierre Bergounioux sur l’œuvre de son ami dit quelque chose de semblable, et donc ce qui les unit : « Si tes poèmes me parlent, c’est pour relever par touches fulgurantes, les contours du bloc massif, ténébreux dont il a fallu se dégager par un effort éprouvant, toujours décevant de la pensée. Les grands textes sont inséparablement révélation et délivrance. Leur vérité se mesure à la marge de liberté qu’ils assurent. »

La correspondance permet d’assister à un débat qui ne s’est pas interrompu entre prose et poésie ou, pour le dire autrement, entre le tenant de Faulkner et celui de Hölderlin, entre celui que l’on imagine plutôt tourné vers la littérature et son ami professeur de philosophie. Ce n’est jamais aussi systématique, aussi binaire, mais on sent bien ce qui les différencie. Et de façon surprenante, lors d’une rencontre dans la librairie Le Divan, l’un, Bergounioux, disait combien il pensait qu’aujourd’hui les sciences humaines – et notamment la sociologie – en disent plus que n’importe quel roman (avec une forme de résignation sans doute trompeuse) et l’autre défendait avec l’ardeur intacte de ses seize ans les pouvoirs de la littérature, poésie et prose mêlées. On en retrouvera des échos dans le livre.

Pierre Bergounioux et Jean-Paul Michel, Correspondance 1981-2017

Certes, les deux amis se disent souvent leur admiration autant que leur affection. Cela ne verse jamais dans la congratulation et moins encore dans la complaisance. Ils se lisent, ils discutent, et certaines lettres ne sont que la partie émergée d’une conversation tenue à Brive ou ses environs, Gif ou Bordeaux. Ce que nous lisons est un véritable échange entre deux passionnés dont les textes auront été une sorte de protection, comme l’écrit Jean-Paul Michel : « nos livres nous auront gardés ce que nous sommes, dans les pires incertitudes du temps, si inconfortables qu’il ait pu nous être donné de les connaître. Au moins n’aurons-nous jamais écrit rien que de nécessaire, chacun de notre côté, et quasi depuis l’enfance, ‟montant sur toute chose comme sur un cheval” ».

C’est une correspondance qui émeut et stimule, qui permet de respirer en une époque bien peu propice au véritable échange, lequel est opposition d’idées, et approfondissement. Nos deux amateurs de Hegel en savent largement plus que moi sur le sujet.

« Éditer c’est donner une fête à ses dépens », écrit Jean-Paul Michel, revenant sur plus de cinquante ans de William Blake & Co en tant que fondateur. La bibliothèque Mériadeck de Bordeaux rend compte de cette aventure jusqu’au 20 janvier par une exposition, et par un très beau catalogue.

À l’origine, à Brive, une antique presse sert à éditer Mohammed Khaïr Eddine, bientôt reconnu par Jean-Paul Sartre et Maurice Nadeau. Le jeune Michel est aidé par des anciens que l’on n’imagine pas là : Henri Fabre, quatre-vingt-huit ans et une énergie intacte, toute une histoire. Et Michel Peyramaure, fils d’un militant libertaire. Peyramaure est alors linotypiste, il deviendra célèbre comme romancier de la fameuse école de Brive. En cette année 1966 si intense, Jean-Paul Michel crée Braises, un groupe et sa revue soutenue par André Breton qu’il rencontre et qui lui parle de Trotski.

William Blake donnera quant à lui son nom à la maison sise à Bordeaux, parce que le poète anglais écrivait, illustrait, gravait et imprimait chacun de ses poèmes. La constellation d’artistes, de poètes ou de prosateurs qui forment le paysage de la maison, c’est d’abord Hölderlin, mais aussi Delacroix, Gauguin, Bonnefoy, Denis Roche, Louis-René des Forêts et Manley Hopkins. Michel a voulu créer « un radeau pour quelques solitudes violentes ». Il l’a fait avec le typographe Jean Vodaine, avec quelques compagnons et peu de moyens, donnant donc « fête à ses dépens ». L’édition intégrale de Joseph Joubert et de La Boétie est de ces paris que peu osent.

Le catalogue de l’exposition est très riche ; des pages en couleurs proposent des jeux calligraphiques et rappellent la jubilation que peut être l’écriture manuscrite ou la typographie. Le temps n’aura rien fait à l’affaire : les braises restent vives.

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