Le nouvel ouvrage de Nathalie Quintane, Les enfants vont bien, est une suite de phrases qui fusent, plus ou moins longues, parfois incomplètes, aux différents styles et corps de police, et à la mise en page organisée selon le degré de pouvoir de ceux qui les émettent. Le texte poétique s’élabore à partir de paroles recueillies dans les discours médiatiques, politiques et militants sur la situation des exilés et des réfugiés en France.
Nathalie Quintane, Les enfants vont bien. P.O.L, 240 p., 18 €
« Du cœur, bien sûr, mais du cœur intelligent. » « Il ne peut pas y avoir d’humanité s’il n’y a pas de fermeté. » « Je ne vous fais pas un dessin. » « Je propose que tout étranger entré irrégulièrement en France n’ait plus jamais la possibilité d’être régularisé. » « Nous vous supplions beaucoup de bien vouloir réexaminer. » « Il ne va pas y avoir d’émeutes. Il y aura un renforcement de la surveillance du territoire et un gardiennage la nuit et les week-ends. » « In a tunnel there is nowhere to escape »…
L’ensemble forme un texte de poésie, très visuel, avec un soin particulier donné à l’économie de la page, traitée comme une partition, de ce qui pourrait presque devenir un livre-objet. À travers ces phrases parfois coupées et suspendues au vide du reste de la page, des voix aux différentes tonalités se font écho, s’opposent, paraissent ne pas avoir de rapport les unes avec les autres ou, au contraire, se répondent directement. Toutes sont relatives aux conditions et au traitement des réfugiés, aujourd’hui en France.
À la première lecture, le déroulement de paroles forme une cacophonie et pose question : qui parle, face à qui ? Qui défend quoi, pour quelles raisons ? Quel contexte ? Et c’est aussi l’espace vide, ce blanc, ce silence qui entoure chacune de ces voix, qui crée un trouble, un sentiment de rupture.
D’emblée, Nathalie Quintane introduit en quelques lignes la raison, la forme et le contexte de son ouvrage : c’est un « livre de montage » qui montre la violence faite aux réfugiés en France au début du XXIe siècle. Une violence qui, précise-t-elle, ne saurait être suffisamment traduite par le « parti pris narratif » qu’elle avait employé dans son précédent livre, Un œil en moins, dans lequel elle questionnait déjà, au cœur des mouvements violemment réprimés qui agitaient la France en 2016 autour de la « loi Travail », les conditions de vie et d’accueil des réfugiés.
« En vérité, écrivait-elle, il faut sans cesse que je lutte contre la mémoire de ce que je n’ai pas vécu, sans cesse que je retienne les rapports qui viennent quand j’entends gestion des migrants et coups de bâton, torture à l’électricité et camp de rétention. Il faut sans cesse diviser la mémoire quand la continuité narrative s’impose à nouveau par le retour de l’Histoire qui n’est jamais partie. Après la – somme toute – brève suspension où l’on déclara que tout est fiction. » « Diviser la mémoire », c’est aussi rappeler les différentes forces qui sont en jeu dans l’histoire en train de se faire.
De 2014 à 2017, l’écrivaine a recueilli ces paroles, qu’elle a ensuite retranscrites à partir de cinq types de sources différents. « Le cynisme et l’opportunisme sans freins des hommes politiques » sont placés en haut de page, avec une police au grand corps gras. Tout en bas, il y a l’expression des réseaux d’aide, souvent découragés et fatigués, en petit corps, pattes de mouches. Entre les deux : « l’apparente neutralité des lois », la « gestion administrative à la fois débonnaire et implacablement bureaucratique et dirigiste des centres d’accueil » et « la routine éditoriale » de la presse.
Ces « fragments et phrases choisis, coupés, structurés » sont des archives du réel, mais ne sont pas sourcés dans le détail (noms des médias, des centres d’accueil, des hommes politiques, des lieux ou dates). Isolés les uns des autres sur chaque page, ils tracent pourtant les contours d’une intrigue et d’une mémoire ravivée, celle d’un présent qui s’installe durablement dans la violence et la banalisation de situations tragiques que vivent les exilés.
« Les nouvelles mesures de demande d’asile sont complexes (on n’interdit pas dans notre pays, on rend les choses inaccessibles). » « Nous allons accorder aux policiers et aux gendarmes qui sont dans le Calais une prime exceptionnelle de résultats. » « D’autre part, je vous demanderais de rester discret quant aux TS [tentatives de suicide]. »
Ainsi l’auteur n’est certes pas celui qui écrit, qui « invente » et compose les phrases, mais il est, le temps d’une pièce, le chef d’orchestre de paroles qui envahissent plus ou moins intensément les discours quotidiens, à tel point qu’ils sont dépersonnalisés. En rupture avec le récit et la position d’auteur qui traduit d’une seule voix ce qu’il perçoit et réfléchit à travers ses lunettes d’écrivain, Nathalie Quintane ne s’éloigne pas pour autant d’une démarche très littéraire, puisqu’elle adopte l’art de la retranscription et de la recomposition selon une technique initiée par le poète objectiviste Charles Reznikoff, qu’elle cite et remercie en même temps que Jacques-Henri Michot et Heimrad Bäker.
Avec Testimony ou Holocaust, Reznikoff faisait état d’archives de tribunaux de la fin du XXe siècle, dont il sélectionnait les témoignages et qu’il rassemblait selon une composition précise, afin de « créer un état d’âme ». « Il y a une analogie entre le témoignage du tribunal et le témoignage du poète », écrivait-il à propos dans Europe (1977), repris dans Holocauste (éd. Prétexte). Jacques-Henri Michot, sur un mode semblable, a réuni dans ABC de la barbarie (Al Dante) des coupures de presse, mettant en avant l’absurdité de certaines déclarations médiatiques et les lieux communs du langage journalistique.
Outre la dimension esthétique du rapport entre texte et image qu’on trouve chez Reznikoff comme chez Quintane, il y a un acte politique très fort dans la décision de faire entendre ces voix devenues des personnages in medias res de l’histoire, dans leur ton d’origine. Elles flottent dans les pages et laissent souvent en colère, une colère qui passe à la tourne ; une parole plus neutre lui succède et un sentiment similaire l’accompagne. Parfois, cela double la colère, la pensée divague, elle s’habitue.
Aujourd’hui, les conditions des réfugiés sont de plus en plus difficiles et l’élaboration de campements de fortune, les violentes expulsions, la traque des sans-papiers ou de ceux qui les aident – souvent considérés comme coupables de solidarité par la justice – ne conduisent évidemment pas à leur amélioration, bien au contraire. Les enfants vont bien, avec son titre doucement ironique, rappelle à quel point on s’accommode d’une manière ou d’une autre de discours insoutenables de violence et d’injustice. À quel point on admet l’absurdité de situations tragiques en acceptant de laisser proférer des éléments de langage qui entrainent lentement vers la haine et l’exclusion, bien loin des orientations humanistes tristement suspendues aux décorations empoussiérées de la République française.
« Faut pas abuser de notre confiance. » « Du cœur, bien sûr, mais du cœur intelligent. » « Ce qui monte, c’est l’exaspération des braves gens, de ces gens bien élevés qui n’en peuvent plus. » « Effrayés par le bruit, six migrants ont pris la fuite et sont tombés dans une buse d’évacuation d’eaux pluviales, située quelques mètres plus bas. » « Un bras de fer ne serait pas la meilleure solution, mais. » « Un homme brûlait. »
La dernière phrase du livre, qui aurait pu être prononcée par Nathalie Quintane elle-même, rappelle la performativité du langage, comme une adresse à chacun : « À nous de parler et d’écrire autrement. »