Depuis sa direction de l’Histoire des femmes en Occident avec Georges Duby, Michelle Perrot est une figure centrale de l’historiographie française. Elle fait l’objet d’un volume de textes choisis autour de ses objets de prédilection – les ouvriers, les marges, les chambres et les prisons… avec, toujours, les femmes au cœur. L’historien Philippe Artières lui rend hommage.
Michelle Perrot, Le chemin des femmes. Avant-propos de Josyane Savigneau. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1 184 p., 32 €
Je n’ai jamais vu son bureau, seulement ce petit boudoir jouxtant l’espace de l’écriture, un boudoir, devrais-je dire, qui porte bien mal son nom : Michelle Perrot vous y reçoit avec la même attention que vous soyez une jeune historienne indienne, un de ses collègues avec qui elle enseigna à Paris VII, une militante pour l’abolition de la prison ou l’un de ses anciens étudiants. Sous un tableau d’une mer déchaînée, face à une bibliothèque composée de volumes reliés en d’autres siècles, elle vous offrira un thé, une eau gazeuse ou un whisky suivant l’heure du jour et, chaque fois, il y aura cette invitation si rare aujourd’hui : « Alors, racontez-moi ! ».
Michelle Perrot, c’est cela, une voix singulière, claire et chaleureuse ; cette voix, souvent le lundi matin nous l’entendions à la radio présenter un livre et dialoguer avec son auteur.e ; une voix pleine de cette même soif de l’autre, jamais suffisante, toujours inquiète de ne pas avoir bien compris ce que son interlocuteur ou son interlocutrice avait voulu dire.
Il n’en est pas autrement de l’historienne. Michelle Perrot considère le passé avec la même intensité qu’elle écoute le présent. Elle développe depuis 1970 un art des plus rigoureux mais aussi des plus libres : elle a le soin des morts. Comme pour son livre sur George Sand à Nohant (2018), elle lit tout, ne néglige aucune piste, ni aucune information, si futile puisse-t-elle nous paraître. Michelle Perrot sait que l’Histoire est difficile et qu’elle ne s’écrit jamais seul.e.
C’est sans doute aussi qu’elle est écrivaine. Avec elle l’histoire s’écrit par tresses, bouquets, mais aussi treilles. Jour après jour, avec cette formidable inquiétude, elle inscrit sur la page la vie des autres. Michelle Perrot fait récit sans jamais s’absenter de son livre ; pudique, elle se tient dans l’ombre de la porte, mais elle l’habite pourtant avec une force qui soudain fait entrer sur la scène du théâtre de l’histoire un prisonnier de la Roquette, une ouvrière textile, un mineur gréviste mais aussi George Sand, Alexis de Tocqueville, ou encore le baron Joseph-Marie de Gérando… Il n’est pas de grands ou de petits acteurs de l’histoire à ses yeux, elle écrit l’histoire comme elle vit sa vie, en sujet libre attentive à tous les mots du monde, nous offrant à nous ses visiteurs de nouvelles perspectives, des chantiers inédits à mener et tant de nouveaux livres à écrire.
Ainsi, Le chemin des femmes, qui paraît cet automne, est également un autoportrait pudique. On relira son ego-histoire, écrite dans les années 1980 pour Pierre Nora, on écoutera une leçon d’écriture de l’histoire, curieuse et grave, incarnée et sensible, on suivra les existences des femmes et des hommes du passé à travers les traces que Michelle Perrot ne cesse de mettre en lumière (archives, littératures, peintures), on mesurera combien aussi cette grande historienne a modifié la discipline historique, comment par la production d’entreprises collectives – à commencer par l’histoire de la vie privée et l’histoire des femmes – Michelle Perrot est au centre de notre présent.