Le metteur en scène de théâtre et d’opéra Krzysztof Warlikowski ne cesse de nous déranger. Sa dernière production, présentée au Théâtre de Chaillot à Paris, laisse entendre qu’il faut partir, sinon fuir une atmosphère délétère, un pays. On pense évidemment au sien où la vie devient difficile pour les artistes. Il choisit pour cela la mise en scène d’un texte du dramaturge israélien Hanokh Levin, un maître de la satire. Il l’a intitulé On s’en va, et sur le plateau défilent une vingtaine de personnages dont plusieurs munis de valises. Mais souhaite-t-il vraiment quitter la Pologne ? On peut en douter.
Krzysztof Warlikowski, On s’en va. D’après Sur les valises d’Hanokh Levin. En tournée en France et en Belgique
Warlikowski procède à sa manière. Il jette un regard acerbe et ironique sur la réalité. Avec la complicité de son dramaturge Piotr Gruszczyński, il construit sur le plateau des atmosphères étranges, des images magnifiques et des situations grotesques au baroque cruel. Ce qui, au-delà des textes choisis, transforme des personnages qui paraissent sans relief psychologique en héros de tragédies. Il s’intéresse à leur intimité. Quand il monte des œuvres à portée universelle – de Shakespeare à Euripide – ou plus récentes (d’Hanna Krall à Sarah Kane), il ne traite ni les jeux de pouvoir ni les démonstrations politiques qu’ils peuvent suggérer, il les adapte à notre vécu à tous. Il met au jour le côté tragique de l’existence qui, aime-t-il à dire, « dévore tout mon être, tout mon théâtre ». Ses spectacles nous tirent devant nous-mêmes, devant nos misérables secrets, notre vie et notre mort. En cela, le travail de Warlikowski nous atteint au plus profond.
C’est le deuxième texte d’Hanokh Levin qu’il adapte. Avec Krum ou l’ectoplasme, qu’il avait monté en 2005, il racontait l’histoire d’un émigrant revenant au pays pour l’enterrement de sa mère et qui disait ne rien rapporter de son long séjour aux « States » (il est habillé en cowboy), si ce n’est une valise pleine de linge sale. Avec On s’en va, c’est le départ. « L’histoire que raconte Levin, explique Warlikowski dans le programme, c’est d’abord celle d’une communauté qui rapetisse. » Se disperse. Une inversion de perspective qui correspond, chez lui, à sa propre expérience d’artiste, ces trente dernières années. Parti faire des études à l’étranger à la fin des années 1980, notamment à Paris où il travailla avec Peter Brook et Giorgio Strehler, il quittait un pays dont la vacuité et le conformisme l’incommodaient, le révoltaient. Puis, il est rentré au début des années 1990, stimulé par l’explosion de libertés et d’innovations créatrices de ces années. Il put enfin s’en prendre à tous les tabous, et rencontrer un public qui le portait et dont il exprimait les tourments, les aspirations. « La Varsovie des années 1990 et de la première décade du 21e siècle, explique-t-il aujourd’hui, était un lieu qui attirait bien plus que l’étranger. On y venait d’autres villes de Pologne. »
Longtemps mal aimée et délaissée, la capitale polonaise devint le cœur d’une nouvelle communauté artistique qui bousculait tout, y compris le consensus résistant des oppositions d’autrefois. Dans les théâtres, il ne s’agit plus de contester le pouvoir établi à travers des interprétations audacieuses de grands classiques, comme le faisaient les meilleurs metteurs en scène des années 1960 et 1970, mais d’inventer un autre langage, direct et ravageur. En prenant de front le vécu intime de l’Histoire. Nous ne sommes plus en 1968, lorsqu’une pièce de Mickiewicz était considérée comme une critique du grand frère soviétique et provoquait une révolution, mais dans ces premières années 2000 quand, dans une Pologne optimiste qui se reconstruit, Warlikowski enraye les belles mécaniques du bonheur libéral, monte Les purifiés de Sarah Kane (2002), une histoire d’amours extrêmes et homosexuelles, ou Le Dibbouk (2003), qui réveille le fantôme des Juifs assassinés pendant la guerre. Son théâtre, apparu dans une petite salle de Varsovie, est vite devenu l’emblème de la jeune génération, la même qui, à Cracovie, s’identifiait avec le travail d’un Krystian Lupa.
Mais la Pologne est tombée malade. Le conservatisme national catholique a repris le dessus, il est devenu l’idéologie du pouvoir et des médias d’État : « dorénavant, au bout de 30 ans à peine, la vérité est de nouveau interdite. On nous interdit d’être critiques envers le passé de la Pologne, pourtant c’était le point le plus fort de ce qu’on avait fait dans la période précédente. Les ressentiments reviennent ». Les artistes sont marginalisés, sinon bâillonnés. Warlikowski dit sa colère : « Autrefois j’avais honte. Lors de mes premiers départs j’éprouvais de la honte pour le lieu d’où je venais. À un moment cette honte s’est transformée en fierté. Maintenant la fierté a cédé la place à la rage, à la distance et au mépris ». Il éprouve ce qu’il nomme « un sentiment de la fin ». Et retrouve Hanokh Levin : « Moins d’espoir, plus de mémoire, le néant devant nous. Dans une dimension absolue, c’est une métaphore de la vie et de la mort », dit-il dans un entretien avec Piotr Gruszczyński.
Au fond de la scène, une suite de portes vitrées par lesquelles entrent et sortent les personnages, sur le côté droit une banquette et une cage de verre mobile qui surgit de temps en temps, fait office de toilettes où l’on défèque et fornique, quelques tables et chaises au milieu d’un vaste parquet sombre. On se croirait dans un hall de gare ou d’aéroport, un bar de salle d’attente, bref un de ces non-lieux où nous passons tant de temps. Tel est le décor de Małgorzata Szczęśniak, où trainent des personnages censés partir (parfois arriver, comme celui qui revient des « States » pour présenter sa fiancée à sa mère), qui se meuvent lentement, sous les lumières de Felice Ross, au rythme de la musique de Pawel Mykietyn. On en suit quelques-uns durant trois heures trente de spectacle, avec leurs histoires ou projets extravagants (on rit beaucoup dans cette pièce macabre), d’autres ne font que des apparitions éphémères sans que l’on comprenne pourquoi ; ainsi cet éphèbe au corps parfait, couvert d’un seul string en peau léopard, qui danse, traverse, séduit, disparait. Ou la prostituée qui résume la situation à un voyage touristique. Elle est speed : « Il faut dire qu’ils nous ont fourgué tout ce qu’ils pouvaient, on est allé chez les voyagistes les plus chers, leur offre touristique nous a drôlement plu, ils se sont surpassés, on n’en espérait pas tant ; bref, ils nous ont fait courir comme des malades, et vas-y que je monte, et vas-y que je descends. […] C’était l’excursion de ma vie, je n’en referai jamais de semblable ».
Il y a aussi ceux qui disparaissent au cours du voyage. Le texte de Levin intitulé Sur les valises est sous-titré Comédie en huit enterrements. Et chaque fois l’espace du fond, derrière les portes vitrées, s’éclaire à contre-jour, laissant deviner des funérailles ; huit cérémonies ponctuent le spectacle, lequel se termine sur une « ultime veillée funèbre ». La photo du mort – en fait celle du comédien ou de la comédienne qui l’incarne sur scène – parait sur un écran, avec ses dates de naissance et de mort – parfois de plus en plus éloignées, jusqu’en 2041 –, suivent des oraisons quelquefois désabusées, comme celle-ci pour une vielle mère : « Elle était dévouée à sa famille et à son fils. S’il lui est arrivé de lever la voix, nous ne l’avons pas entendu. Elle n’a jamais dérangé personne. Elle a traversé la vie en silence. Plus exactement, dans un silence relatif, car elle s’était plainte à ses proches de ses douleurs et de ses maux. Mais, cela mis à part, c’était le silence. Pas même un bruissement. Elle n’a pas laissé de traces. Et j’en arrive à me poser la question que vous vous posez peut-être : à part sa peur de la maladie, il devait y avoir autre chose, quelque chose qui n’a pas été dit, une vie qui n’a pas été vécue. » Et ses enfants de se chamailler, interrompus par le croque-mort : « Seigneur, accordez-lui le repos éternel… »
Ceux qui partent ne se limitent donc pas aux voyageurs du tour operator qu’est devenue la vie. Nous sommes tous sur le même chemin. Le premier à disparaitre vit un destin grotesque – il meurt de constipation, « lourd et trompé » parce qu’il « ne fait plus » ; nous le voyons partir en prononçant un discours aux accents bibliques : « Je monterai bientôt dans cette barque misérable et suspecte. J’ai marché, pour y parvenir, durant de longues nuits sans sommeil. J’ai marché à la rencontre de spectres… ou de gens, peut-être. Ils m’avaient longuement accompagné, nous allons à présent nous retrouver. […] Tout se joue à la lisière du temps. Un pas de plus, et l’on peut basculer au-delà. Le quotidien se mue imperceptiblement en éternité. Tout perd sa véritable signification, se confond, s’agite, frémit, et nous laisse un vide béant ».
Ainsi, le texte d’Hanokh Levin fait écho à la mélancolie de Krzysztof Warlikowski, lequel réalise, avec sa bande de comédiens extraordinaires et fidèles – quasiment la même distribution que pour Krum en 2005 –, une performance époustouflante. C’est son regard sur la destinée des communautés perdues dans le mensonge et la paresse. Il ne quittera pas Varsovie. Fidèle à son public, il continue.