Ce 10 décembre, à Stockholm, Peter Handke recevra avec Olga Tokarczuk, la lauréate de 2018, le prix Nobel de littérature. L’écrivain et traducteur Georges-Arthur Goldschmidt, collaborateur d’En attendant Nadeau, rend compte de son expérience dans cette œuvre, qui réinvente une langue allemande sur les décombres de la langue nazie et y recherche « l’heure de la sensation vraie » – titre d’un des romans de Handke.
Que cela soit clair d’emblée, le traducteur n’est pas comptable des options politiques de l’auteur traduit. Celles-ci peuvent fort bien aussi être ressenties autrement qu’elles n’apparaissent. Vingt-cinq traductions en plus de trente ans, de 1972 à 2006, c’est un engagement dans le temps, un accompagnement de vie qui ne doit pourtant jamais déborder sur la traduction. Il s’agissait, en l’occurrence, de laisser la place à d’autres traducteurs passionnés, tels que Claude Porcell, Olivier Le Lay, Anne Weber et Pierre Deshusses. Il s’est agi aussi, naguère, de signer d’un pseudonyme transparent la traduction d’Un voyage hivernal pour, en quelque sorte, signaler les malentendus auxquels ce livre pouvait donner lieu.
Neutralité et participation, identification et objectivité sont les fondements de la traduction. Le traducteur doit rester invisible, il n’apparaît qu’en disparaissant pour laisser place au texte de Peter Handke, d’une précision visuelle extrême ; il convient de faire l’expérience de la retraduction du texte dans l’autre sens (Rückübersetzung).
La langue de Peter Handke n’a pas de recettes, il n’ y a pas de blocs verbaux tout faits et qu’il suffirait de reproduire dans l’autre langue, ce à quoi d’ailleurs l’autre langue s’oppose, ça ne marche jamais. Comme Handke le dit lui-même, la langue n’est pas une fenêtre neutre à travers laquelle on voit les choses comme elles sont. La langue oriente la perception, la sensibilité aux choses, elle donne sa consistance, son aspect au monde dans lequel nous vivons, et chaque langue crée un autre monde un peu décalé. À cet égard, sa langue creuse la différence entre la langue usuelle et conventionnelle et un emploi à la fois inhabituel et évident.
Traduire Handke est une aventure qui retourne le monde familier et utilitaire et le rend à une perception non fonctionnelle. Dans le paysage quotidien familier, elle ouvre des chemins inexplorés et pourtant évidents et que tout le monde aurait pu emprunter. Le traducteur se retrouve face à une langue (l’allemand) dont le rapport à la réalité est presque inverse de celui du français, plus éloigné de la matérialité concrète que l’allemand, dont Handke accentue encore l’exactitude. Le voyage vers l’autre langue l’emporte dans un paysage linguistique tout autre, où tout est exactement dessiné, où tout est précisé, sans élisions ou sous-entendu vers un paysage moins précis et plus ouvert.
ll y a probablement, en allemand, du fait d’une apparence d’immédiateté, au sein de la langue, une « approche » qui semble plus directe, plus soudaine, de la réalité qu’elle décrit, comme s’il n’y avait pas ou peu d’écrans entre ce que dit la langue et ce dont elle parle, comme si la part métaphorique était plus réduite qu’en français. Si « l’espace relationnel » est pour une part déterminé, en tout cas exprimé par la langue, il est certain qu’il y a en allemand quelque chose de plus péremptoire et de plus impérieux, qui sollicite plus et contraint davantage à adhérer qu’en français, comme si la langue allemande dissimulait son « noli me tangere ». La subtilité consensuelle du français rend l’approche de Handke d’autant plus périlleuse qu’elle en vaut plus la peine.
Il ne s’agit pas ici de « mot à mot », expression entre toutes inadéquate et qui n’est jamais employée par ceux qui sont dans deux langues à la fois, car soit un texte est traduit, soit il ne l’est pas. Le soi-disant « mot à mot » est toujours de la langue non comprise, de l’impropre à la langue d’arrivée – c’est du « sky, my husband ».
Il s’agit de restituer très exactement les gestes, les blocs d’angoisse, les surgissements de conscience, l’aspect immédiat de l’œuvre qui s’impose au lecteur dans sa réalité physique, en dépit des différences grammaticales. L’intense précision et le caractère purement sensoriel devaient l’emporter sur les commodités de lecture. Il fallait tenter de rester au plus juste, au plus près du physique du texte, de sa consistance. Il importait de conserver l’ordre grammatical dans son exact déroulement temporel, il fallait conserver l’ordre de succession des éléments constitutifs des propositions de la phrase car le déroulement du récit est le récit lui-même. Les écrits de Peter Handke ouvrent au sein de la langue française des voies assez largement inexplorées qui sont pourtant en accord absolu avec le « voir » de la langue française , tel qu’il s’exprime dans la peinture française à travers le Cézanne de La leçon de la Sainte-Victoire de Handke.
La langue de Peter Handke rend la langue allemande à elle-même. Elle avait été dénaturée, détruite par la langue du IIIe Reich (la LTI). Sa langue ne passe pas par les emplois convenus et obligés, il l’écrit comme elle est, tout comme Kafka, son allemand clair et sans ambiguïtés donne à percevoir les choses ou les faits dans leur apparition même, comme s’ils n’avaient jamais encore été racontés. Sa langue fait voir ce qu’on a sous les yeux et que pourtant on ne regarde jamais, le très banal devient source de nouveauté. Sa « démarche », comme celle de Rimbaud, vise à rendre sens au « langage de la tribu». Ce qu’il écrit est pour tout le monde, l’œuvre de Peter Handke s’inscrit dans les grands bouleversements de la fin du XXe siècle, marquée par l’écroulement des vérités générales et des idéologies. Plus que beaucoup d’autres, elle exprime un malaise fondamental qui rend inacceptable toute vérité générale, donnée extérieurement et par convention.
Le langage même ne s’impose jamais à Handke comme une vérité objective, mais, bien au contraire, comme une constante découverte dont les dispositions et les trouvailles sont irrecevables sans examen préalable. La langue de Handke donne une densité extrême aux éléments concrets : feuillage, branches, objets de toute sorte, mais dont la simple description rend l’extension illimitée. « L’histoire, véritable, singulière, commença un jour d’été, des semaines avant la naissance de son enfant. Quittant maison et jardin, il était allé dans les forêts sur les collines proches, le plus court chemin pour rejoindre la capitale, montant d’abord en pente douce puis redescendant de façon plus raide. »
La splendide langue de Peter Handke, moderne et goethéenne, où pas un mot n’est perdu, pas un mot n’est vain, mène au cœur de ce qu’elle dit. Sans détours et sans apprêts, elle est toujours située en plein paysage, quelque part dans l’entourement géographique qui le fonde : le paysage est une consistance de l’être et non un simple spectacle, il est la matière des lieux nommés, cette fois ce sont Chaville, au sud de Paris, et Marquemont, dans le Vexin, au nord. L’œuvre de Peter Handke est une sorte de regard circulaire qui capte l’essence des choses. La diversité du monde en est le contenu au fil des occasions qu’offrent la vie quotidienne, les voyages ou les marches à pied. Ses derniers livres comme La voleuse de fruits continuent cette reconstruction du monde.
Délimité pourtant de façon précise, le lieu franchit de tous côtés ses propres limites pour ouvrir sur un ailleurs aussi vaste que le monde, comme dans le Märchen, le conte de fées. L’écriture fait vibrer et se déployer l’espace. Ce qui est écrit ici se situe au plus haut niveau de l’appropriation par la langue de ce qu’elle dit, donc d’elle-même, de la « sensation vraie ».
Peter Handke, parlant comme le bec lui a poussé, ainsi qu’on dit en allemand (wie der Schnabel ihm gewachsen ist), c’est-à-dire comme il pense, est dès le premier moment hors convention, hors appartenance, hors soumission, il ne parle jamais en conformité avec la parole collective du moment, il est comme malgré lui en décalage. Dès lors, il est évident que le politique ne peut être exprimé qu’autrement, ce qui donne lieu à ces malentendus qui se font toujours à son détriment.
Le « larvatus prodeo » n’est pas le propre de Peter Handke, il n’en a nul besoin, en apparence, puisqu’il bénéficie de cette extraordinaire liberté d’expression qui pour le moment caractérise encore l’Europe, mais ce n’est qu’une apparence car, dès qu’on s’écarte comme il le fait des chemins de la bonne pensée toute tracée, on est en proie à la véhémence, à la haine, sous un prétexte tout trouvé pour Handke, le massacre de Srebrenica qu’il a dès l’abord fermement condamné.
Tout est parti d’une lecture très approximative de son livre Un voyage hivernal vers le Danube, la Save, la Morava et la Drina, où il raconte le voyage qu’il fit avec deux amis serbes dans ce pays « de Yougoslavie qu’il connaissait le moins ». « C’était à cause des guerres surtout que je voulais aller en Serbie, dans le pays des “agresseurs”, comme on les nommait en règle générale. » En fait, l’enjeu véritable n’est jamais nommé. Les « Américains » méritent toutes les condamnations ; mais les pétrodollars à la conquête de Sarajevo, aucune.
Le problème est dans la continuité. Pour Handke, il ne saurait y avoir autre chose que ce qu’il y a, comme si la « dupléité » de tout ce qui existe dans la mesure humaine n’était que secondaire, comme si le politique était indépendant de ses engagements. Il est peut-être une voix qui clame dans le désert et qui ne parvient pas à s’exprimer et ne veut être reconnue que dans son accent à elle, d’où surdité réciproque, obstination et insistance du côté de Peter Handke et conformité criarde du côté de la presse.