L’humour amer

Toute sa vie, on peut rêver d’avoir un destin hors du commun. Passer du tragique au comique, et retour, c’est parvenir à s’accommoder des aléas pour en faire des alliés. Hugo Bayo, fils unique d’un administrateur de biens obèse et d’une mère créatrice de secrets, se fera un jour la réflexion suivante : « La seule chose de valeur que je possédais dans la vie était la possibilité de son anéantissement ». Cette prise de distance va le mener loin, pense-t-il, dans le roman du philosophe espagnol Luis Landero.


Luis Landero, La vie négociable. Trad. de l’espagnol par Alexandra Carrasco-Rahal. Éditions du Rocher, 448 p., 22 €


C’est le dixième roman de Luis Landero ; n’ayant lu aucun des précédents, c’est l’esprit dégagé de tout préjugé que j’ai abordé la lecture de cette «vie négociable » ne demandant qu’à se laisser faire ! Mais reprenons la chose à la base. Les rêveries d’un jeune adolescent ne connaissant rien au monde des adultes, dénué d’une conscience claire du bien et du mal, ne sachant comment on devient une canaille ou un saint, mais s’imaginant pionnier, acteur, homme d’affaires, aventurier ou bandit, sans distinction de valeur, vont déboucher sur une succession de hauts et de bas, je ne vous dis que ça !

Un après-midi qu’une tempête de neige menaçait, et à la suggestion de son père craignant pour son épouse qui devait sortir, le jeune Hugo se vit désigné comme accompagnateur d’office, à sa grande satisfaction, échappant ainsi à quelque révision. Il ignorait alors que bien des choses décisives dans la vie découlent d’épisodes insignifiants au premier abord, et que ce que nous nommons pompeusement « destin » ou « fatalité » ne relève en fait que de la rencontre du quotidien le plus banal avec un événement qui n’en est pas un, mais le deviendra peut-être. Seuls les surréalistes ont su donner à pareille situation un prolongement de nature poétique en évoquant le « hasard objectif », source des rencontres les plus inattendues, porteuses de riche évidence pour les esprits aux aguets.

Ce ne sera évidemment pas le cas ici, sachant néanmoins que la vie du jeune homme va désormais suivre un chemin chaotique dont le coup d’envoi sera donné par sa mère au cours de cette sortie à deux. Attention au départ !

« Tu es capable de garder un secret, n’est-ce pas ? Alors écoute bien ce que je vais te révéler et retiens-le pour toujours […] tu ne dois pour rien au monde le raconter à qui que ce soit […] Encore moins à ton père, qui a déjà assez de soucis comme ça pour souffrir en plus à cause de moi ». Il jura, sa vie changea.

À cette occasion, Hugo découvre que sa mère trompe son mari sous couvert de visites régulières à un médecin psychiatre, ce qui l’amène à laisser son fils à la garde du concierge de l’immeuble, en compagnie d’une adolescente de son âge ayant tout du garçon manqué qui n’hésite pas à faire le coup de poing. Mais là, je brûle un peu les étapes ! En effet, le psychiatre n’est pas médecin, la femme du concierge est voyante, et le garçon manqué deviendra la complice, et plus si affinités, de notre héros madrilène. À nouveau, j’anticipe très largement ! Retour en arrière.

Luis Landero, La vie négociable

Un autre jour, à la suite d’épisodes que je ne narrerai pas, le héros du roman de Luis Landero apprend que son père, très croyant et très pratiquant, est l’auteur d’importantes malversations que son métier d’administrateur de biens lui permet de réaliser en toute impunité ; cela sous le sceau du secret, bien entendu. Comme le jeune homme n’est pas idiot, il prend conscience que deux secrets valent mieux qu’un, et même que pas du tout. Dès lors, détenteur d’un pouvoir évident sur chacun de ses parents, le chantage par allusion et la manipulation faussement naïve vont lui permettre de changer le cours de son existence, tout en passant constamment de la faute à la rédemption, et de l’aveuglement à la clairvoyance, façon de rendre sa vie « négociable », en réinventant son passé pour mieux forger son avenir, pense-t-il en conscience.

Avec Léo, c’est le nom de la fille du concierge, un « rapprochement » s’opère, tous deux convaincus qu’ils ne se laisseront pas corrompre et que l’insoumission sera leur règle de conduite. Leur relation tient « tantôt du flirt, tantôt de la solide amitié entre vieux camarades. Nous fumions, nous crachions, buvions des canettes de bière, méprisions le monde et ses habitants, nous étions durs et impertinents […] Mais il nous arrivait aussi de nous prendre par la main, nous étreindre, nous embrasser, échanger des caresses » ou de rouler par terre en « nous débattant pour dissimuler une ardeur érotique incontrôlable ». Si j’insiste un peu sur ce qui se passe entre les deux adolescents, c’est parce que nous les retrouverons à la fin du volume, unis et pleins d’espoir, sur le point d’acquérir un salon de coiffure. Voyons maintenant ce qui les a amenés à cette extrémité !

À la mort de son père, après un cambriolage qui tourne à la déconfiture, Hugo, ne sachant que faire, tente sa chance à l’armée. Le jeu des circonstances va lui permettre de montrer des dons insoupçonnés pour la coiffure, jusqu’à s’occuper, dans tous les sens du terme, de la femme du colonel. La découverte de ce talent va, désormais, rythmer sa vie, même s’il souhaite toujours autre chose, un ailleurs inaccessible en point de mire. Après l’armée, il exercera effectivement dans un salon de coiffure, mais un jour, n’en pouvant plus d’entendre le discours d’un vieux réactionnaire virulent, il saccage littéralement la boutique en hurlant : « Je chie sur Franco et sur ses morts ! Je chie sur les toros et sur la Semaine sainte ! Je chie sur les coiffeurs, sur les bouchers, sur les militaires et sur leur putain de mère ! ». La description du passage à l’acte est apocalyptique et hautement réjouissante, il ne restera rien du salon de coiffure, Attila est passé par là, une autre vie peut commencer ! Et c’est ainsi que l’on devient quincaillier en acquérant un magasin idoine que l’on transforme en palais du bricolage, tellement démesuré que bientôt la coiffure trouvera le moyen de s’insinuer à nouveau dans le destin de Hugo et Léo, désormais unis par les liens du mariage !

Le style de Luis Landero est savoureux de bout en bout ; il n’a pas son pareil pour, dans le même paragraphe, faire d’abord partager au lecteur le débordant enthousiasme de son personnage, puis, par un glissement sémantique sournois, l’amener à souscrire au pessimisme intégral qui envahit soudain ce même personnage, jusqu’à lui faire dire l’exact opposé de ce qu’il prônait avec vigueur quelques instants plus tôt !

L’humour amer du livre de Landero nous fait ressentir les accumulations d’accommodements, de tractations, de contradictions, de fautes inavouables, voire d’impostures, qui menacent toute vie, et se présente comme une sorte d’appel en creux à ne pas s’y laisser prendre. Salutaire ? Peut-être…

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