La prison sous l’Ancien Régime existe-t-elle ? Longtemps, elle n’a pas été considérée comme un véritable objet historique pour les périodes précédant le XIXe siècle, et les recherches se faisaient rares, du moins en France. Lieu de passage, dépôt pour les prévenus en attente de jugement ou d’exécution de leur peine, elle semblait absente – à tort – de l’arsenal des peines. Avant le triomphe du réformisme judiciaire et de l’utilitarisme pénal des Lumières, consacrés par la Révolution française, l’enfermement n’aurait suscité que peu de réflexions dans la société. Une nouvelle génération de travaux, en histoire médiévale et plus récemment en histoire moderne, vient bousculer ces vues. C’est le cas des livres de Sophie Abdela, La prison parisienne au XVIIIe siècle, et de Natalia Muchnik, Les prisons de la foi.
Sophie Abdela, La prison parisienne au XVIIIe siècle. Formes et réformes. Champ Vallon, 313 p., 25 €
Natalia Muchnik, Les prisons de la foi. L’enfermement des minorités, XVIe-XVIIIe siècle. Presses universitaires de France, 348 p., 25 €
Ces deux ouvrages reposent sur la conviction qu’une histoire rénovée de la prison suppose, d’abord, de s’affranchir de la pénalité au sens strict et, ensuite, de considérer l’extrême diversité des pratiques et des lieux d’enfermement qui ont existé à l’époque moderne, mêlant le charitable au punitif, la correction à l’amendement. Mendiants endurcis, prisonniers pour dettes ou pour paillardise, fils et filles de famille désobéissants internés par décision administrative tout comme nombre d’indésirables sociaux et de suspects aux yeux de la justice et de la police, ecclésiastiques débauchés, enfermé(e)s pour délits de foi, s’ajoutent à tous ceux, prévenus et condamnés, qui tâtent plus ou moins longtemps de la paille humide ou du mauvais grabat de la prison séculière ou religieuse à l’occasion de leur procès.
Sophie Abdela comme Natalia Muchnik s’intéressent aux formes matérielles et aux caractéristiques de l’espace carcéral, à son économie, à l’organisation de la vie et aux sociabilités à l’intérieur des lieux d’enfermement. Sophie Abdela enquête sur quatre grandes prisons parisiennes au XVIIIe siècle – la Conciergerie, le Grand et le Petit Châtelet, le For-l’Évêque – rassemblant chacune de 200 à 500 prisonniers, tandis que Natalia Muchnik étudie les minorités religieuses internées à une échelle européenne – catholiques et récusants anglais, morisques et crypto-judaïsants en Espagne, crypto-protestants dans le royaume de France.
Dans les villes d’Europe, la prison est un équipement inscrit dans le tissu urbain, une bâtisse familière que l’on n’envisage pas vraiment de rejeter à la périphérie avant le tournant du XXe siècle. Des échoppes sont ainsi adossées aux murs du Grand Châtelet ou du For-l’Évêque, tandis qu’une ambiance digne de la foire règne dans l’enclos du Palais où se trouve la Conciergerie. À la fin du XVIIIe siècle, les utopies urbaines projettent le déplacement loin des centres-villes de toutes les institutions et activités porteuses de « miasmes » pour des raisons de salubrité. Mais les promoteurs de la prison panoptique, comme Jeremy Bentham, défendent toujours l’idée que la proximité et la visibilité de l’édifice projettent une ombre prophylactique sur le corps social environnant. D’ailleurs, les lieux d’enfermement apparaissent moins strictement clos que largement ouverts sur la ville.
Chaque jour, outre ceux qui y sont conduits sous escorte, une foule de visiteurs s’y presse : avocats et conseillers, ecclésiastiques et visiteurs charitables, parents et connaissances, domestiques, clients et fournisseurs, prostituées et, parfois, simples curieux. Toutes ces circulations répondent à une nécessité car le financement de l’institution et l’entretien des prisonniers reposent sur les échanges avec les familles et sur l’activité des détenus. Elles s’organisent en fonction des ressources des reclus et du bon vouloir des surveillants qui régulent la fréquence des visites. Ces derniers peuvent aussi permettre aux plus aisés de sortir, pour un temps plus ou moins long, accompagnés ou non par un surveillant rémunéré par le prisonnier.
Au début du XVIIe siècle, dans la prison londonienne de la Fleet, cette fonction d’accompagnement occupe une vingtaine de gardiens. Les allées et venues se font même à l’intérieur des prisons secrètes de l’Inquisition, comme à Tolède, permettant à certains détenus de récupérer, par exemple, des plumes d’oiseau afin de pouvoir écrire. Dans le Paris des années 1780, un double mouvement s’amorcerait pourtant, porté par les réflexions des membres de la Société royale de médecine et de l’Académie des sciences. C’est, d’abord, la volonté d’isoler davantage la prison du reste de la cité en abattant les constructions qui la parasitent et en créant une sorte de zone tampon à des fins sanitaires plus que sécuritaires. C’est, ensuite, l’instauration d’une plus stricte clôture illustrée par la construction de parloirs dans la nouvelle prison de La Force (1780). Mais la plupart des interventions sur l’espace carcéral, que l’on considère rarement en tant que tel, relèvent de la réparation et du bricolage, la contrainte ayant été longtemps financière.
À Paris, les documents comptables montrent que les finances carcérales, toujours insuffisantes, dépendent principalement de la charité des élites, convertie en rentes et confortée par l’emprunt, jusque dans les années 1770. Une part de la nourriture, le chauffage, le linge et le blanchissage, etc. sont financés de cette manière. En revanche, l’État royal prend à sa charge le pain des détenus tout comme l’entretien des bâtiments. Les changements se dessinent à la fin du siècle. En 1790, le trésorier des prisons Despeignes plaide en faveur d’une étatisation de toutes les dépenses de base, « l’entretien des prisons » étant « une charge de souveraineté ». Ce qui exigerait la mise en place d’une taxe particulière. Quant au petit monde des fournisseurs de prisons, issu de dynasties marchandes de niveau intermédiaire, il apparaît stable, endogame et confronté à un État souvent mauvais payeur. Mais l’économie ordinaire de la prison mobilise surtout concierges, guichetiers, greffiers, dont la réputation de corruption est bien ancrée.
À l’image d’une société profondément inégalitaire, le système carcéral d’Ancien Régime en France, en Angleterre ou en Espagne se caractérise par l’inégalité des régimes de détention en fonction du statut social et des ressources des individus, mais aussi du stade de la procédure et des peines imposées. Le moindre avantage, la qualité de l’alimentation et le linge, l’éclairage et le confort de l’hébergement, la possibilité d’entretenir des relations avec l’extérieur, tout cela se paie. C’est ainsi que les concierges tirent profit de la location de chambres aux prisonniers les plus argentés, de frais de pension ou de demi-pension, du cabaret de la prison et de la cantine. Même les plus démunis, les « pailleux », leur doivent à Paris un sol par jour pour leur médiocre litière. Le greffier, qui sert d’écrivain public et de notaire, se rémunère en offrant ses services pour produire des extraits de registres d’écrou et des certificats divers. On comprend que les prisonniers pour dettes parisiens puissent faire l’objet d’un véritable trafic visant à regrouper les plus nantis à la prison du For-l’Évêque car ils sont d’un bon rapport pour les surveillants. Ce mode de rémunération « sur le tas » remonte au Moyen Âge. Réglementé par la monarchie française qui impose un tarif en 1717, il n’est abandonné que tardivement, lorsque émerge chez certains savants et administrateurs, dans les années 1780, l’idée de salarier concierges, greffiers et surveillants. C’est un indice, encore timide, de l’aspiration à réformer la prison, à la concevoir comme une sorte de « service public » à la fin des Lumières. Mais le pas était impossible à franchir pour une monarchie française radicalement en mal d’argent.
De tels prélèvements ne sont pas exclusivement dus aux surveillants, et les contrôles qui s’exercent sur les détenus n’émanent pas seulement des autorités. Dans les prisons européennes, on paie fréquemment un « droit de bienvenue » au plus ancien prisonnier. Les doyens de chambrée, les « prévôts » en France, apparaissent comme des médiateurs entre l’administration et les prisonniers insérés dans une hiérarchie carcérale qui recompose en partie l’échelle sociale. En tant que « lieu de vie », la prison d’Ancien Régime où les surveillants sont peu nombreux ne peut fonctionner que sur la base d’un compromis permanent entre contrainte et accommodement. L’ordre reste fragile dans cette « société de pénurie », comme l’attestent diverses formes d’indiscipline, les bris de matériel, les vols, les suicides, les pratiques cultuelles interdites et, parfois, la révolte, souvent liée à la qualité et à la quantité de la nourriture distribuée. La forme la plus massive de résistance est la fuite, ou la tentative de fuite, hors de la prison. Au-delà, ce sont les contournements permanents, un art d’utiliser les interstices, qui frappent.
Dans les « prisons de la foi », les pratiques cultuelles entre détenus, parfois en association avec leurs visiteurs, montrent leur ampleur. Toutes les défaillances des dispositifs de sécurité interne, tant passifs (grilles, portes, murs) qu’actifs (personnels), sont mises à profit pour se réunir, échanger, partager. Au prix de ruses et de dissimulation, les pratiques rituelles des crypto-judaïsants ou des morisques, comme le jeûne ou les ablutions, sont respectées. Les graffitis sacralisent l’espace ; les imprimés, les objets de culte venus de l’extérieur circulent ; les pratiques de l’écrit diffusent hors des murs de la prison et au sein des diasporas les récits hagiographiques de ceux qui résistent au nom de leur foi. La proximité physique et la concentration de prêtres catholiques dans les geôles londoniennes ou des crypto-protestants dans le sud-est de la France, par exemple, favorisent l’exercice d’un culte condamné à la clandestinité et à la dispersion à l’extérieur. Il peut être ici toléré par certains geôliers, avec ou sans contrepartie financière, au risque de voir se constituer des foyers de prosélytisme. L’enfermement subi s’installe alors au cœur de l’imaginaire et de la construction mémorielle des groupes persécutés. Les geôles du XVIe au XVIIIe siècle offrent, paradoxalement, une relative autonomie aux minorités religieuses et un espace de regroupement.
Déterminée par le statut et la condition sociale, par les motifs qui conduisent à l’incarcération, l’expérience de l’enfermement sous l’Ancien Régime est caractérisée par une grande diversité des régimes de détention, plus ou moins éprouvants. Cette diversité, inscrite dans la pierre des bâtiments, est aussi celle des fins poursuivies par l’enfermement : retranchement d’individus, voire de groupes, pour préserver le corps social ; correction par la discipline et le travail ; amendement y compris spirituel ; assistance et répression ; punition judiciaire dans certains cas. Même si la prison d’Ancien Régime, à la clôture imparfaite, à la bureaucratie balbutiante, a encore peu à voir avec les institutions « totales » décrites par Erving Goffman, sa réalité judiciaire et policière, sociale, économique, architecturale, est incontestable. La création de la prison pénale au XIXe siècle est évidemment tributaire de cet héritage. Le grand mérite de ces travaux récents est de nous l’expliquer avec force et talent.