L’Apocoloquintose est le récit bouffon des déboires post mortem de l’empereur Claude, élevé non au rang de dieu – ce serait là banale apothéose – mais à celui de courge ou de citrouille. On doit, semble-t-il, cette satire politique à Sénèque. En choisissant de publier l’opuscule dans une version latine du XVIIIe siècle, accompagnée de la traduction de Jean-Jacques Rousseau (1758) et de l’article du latiniste Léon Herrmann sur « Rousseau traducteur de Sénèque » (1933), c’est comme si les éditions Pontcerq avaient réuni des membres du Comité Invisible, des philologues classiques et un étudiant endeuillé par la mort de son professeur, pour produire un objet hybride et inclassable. Passé un premier et bel effet de surprise, l’ouvrage oscille entre des perspectives différentes, sans trouver d’assise définitive, selon une logique peut-être plus romanesque qu’on n’aurait cru.
Sénèque, L’Apocoloquintose de l’empereur Claude. Trad. du latin par Jean-Jacques Rousseau. Pontcerq, 92 p., 9 €
L’effet de surprise, d’abord. Il tient à la véhémente scénographie du livre. Le bandeau donne dans la réclame : « Quignard ! Michon ! Bergounioux ! Écrivains sachant la langue ! […] Voyez ce que Sénèque le Sévère, qui connaissait la sienne, se permit » et annonce un concours écrit de « citrouillage » des puissants. Ainsi le latin est-il, de façon burlesque, convoqué pour sa valeur d’exemplarité, littéraire et politique. Cela prête d’autant plus à sourire que le texte de Sénèque, comme le rappelle l’introduction, n’a rien d’audacieux : Claude ayant été assassiné pour laisser le trône à Néron, le récit de ses déboires post mortem ne relève pas du courage politique. Sans doute Sénèque le stoïcien (s’il est effectivement l’auteur de la satire) se venge-t-il ici de son exil et cherche-t-il à consolider le pouvoir du nouvel empereur.
Mais la démystification bouffonne d’un puissant, même au profit du suivant, libère enfin les colères et sert d’appui aux révoltes ultérieures. La superposition proposée par l’éditeur dans son introduction, entre l’exfiltration réelle de Claude face à une foule hostile et affamée venue encercler son palais et celle, programmée, d’Emmanuel Macron si les Gilets jaunes avaient gagné ou gagnaient l’Élysée, a quelque chose de jubilatoire, ainsi que son appel concomitant au « citrouillage » des chefs contemporains.
L’effet de surprise tient aussi aux première et quatrième de couverture, remplies de citations de Tacite, Suétone, Dion Cassius. Dans une édition classique, ces citations figureraient en note de bas de page. Ici, leur lecture produit un effet de saisissement, à la faveur d’un montage qui ne prélève que le plus sensationnel – « sous prétexte d’aider les efforts que Claude faisait pour vomir, il lui enfonce dans le gosier une plume enduite d’un poison prompt » ; « Agrippine tenait Britannicus embrassé, l’appelait vivante image de son père et multipliait les artifices pour l’empêcher de sortir de l’appartement ». Nous voilà au cœur de la noirceur politique, de son exubérante pulsion de mort. Et le livre n’est pas encore ouvert. Le jeu avec les codes traditionnels de l’édition se poursuit dans le corps de l’ouvrage, un « Nota Bene » nous invite à nous servir d’une loupe, et les abréviations bibliographiques utilisées divaguent joyeusement : pLo (petit Livre orange), suivie de pLj, pLr, RTrouss, etc.
Ces irrévérences éditorialo-politiques intriguent, amusent, et réveillent la lecture. Une fois qu’on a compris leur fonctionnement, on salue par ailleurs l’érudition et la précision des notes et de l’appareil critique, en particulier sur l’histoire des manuscrits et des éditions. Il semble donc que l’ouvrage réussisse à tenir un fil rouge : celui de l’érudition positiviste classique, de la bouffonnerie et de la satire politique.
Cependant, au cours de la lecture, les notes se font de plus en plus sérieuses et factuelles, et, lorsqu’on en arrive à l’article de Léon Herrmann sur « Rousseau traducteur de Sénèque », toute verve politique, tout sens du comique semblent avoir disparu. Rien ne vient légitimer la présence de cet article dans lequel Léon Herrmann affirme, assez platement, la supériorité littéraire de la traduction de Rousseau sur celle de son prédécesseur. Puis, sans autre forme de procès, la vie de Léon Herrmann (1889-1984), latiniste spécialiste de Sénèque, juif et résistant, se met à occuper une place à la fois considérable et un peu cachée. L’avant-dernière note du livre, qui s’étale sur près de cinq pages, reproduit presque intégralement sa biographie, rédigée par un ancien étudiant pour la revue Latomus. Enfin, le livre s’achève sur une mauvaise photo de sa maison, mangée par le lierre.
Comment interpréter cette dérive qui nous mène d’un véhément pamphlet latinisto-libertaire anti-Macron à la photo noir et blanc d’une petite maison dans le lierre ? Cela relève-t-il du remplissage éditorial un peu aléatoire ou d’une volonté de varier les registres et de brouiller les pistes ? Ou encore d’un hommage personnel, mi-montré, mi-caché ?
L’autrice ou l’auteur de cette curieuse édition, enfin ? Celle ou celui à qui nous pourrions demander raison, explication, frontière, projets ? Chipoulette et bracabra : on peut feuilleter le volume dans un sens ou dans un autre, on ne saura pas qui l’a médité, agencé, mâchouillé. Si l’on secoue vigoureusement le livre, tout juste en tomberont deux ou trois photocopies d’un portrait au fusain, d’après sculpture, de l’empereur Claude, avec, encore, un appel au « citrouillage » des puissants. Puisqu’on vous dit que c’est politique !