Un critique de la Süddeutsche Zeitung, Ulrich Rüdenauer, qualifia un jour Wolf Wondratschek de loup solitaire de la littérature allemande, inspiré sans doute par son prénom : heureuse formule pour désigner celui qui trace imperturbablement son chemin à côté des autres écrivains, original bien plus que marginal. Volontiers considéré dans les années 1970 comme un poète rock, il passa aisément de la poésie et de la chanson à la prose, sous toutes ses formes. À soixante-quinze ans, il explore dans ce qu’il intitule – précieux indice – un « autoportrait » une version renouvelée du roman d’artiste, long duo entre le narrateur et le personnage où l’on voit la vie jeter ses derniers feux.
Wolf Wondratschek, Autoportrait au piano russe. Trad. de l’allemand par Julien Lapeyre de Cabanes. Seuil, 256 p., 22 €
C’est dans un café, comme il se doit à Vienne, que le narrateur du roman de Wolf Wondratschek rencontre Souvorine, un musicien russe à qui « la cruauté de l’Histoire était passée sur le corps » et que les chemins d’émigration avaient conduit jusque dans la capitale autrichienne, au gré des concerts et des engagements. Commencent alors, à chaque fois qu’ils se retrouvent, de longues conversations à bâtons rompus, l’un étant toujours curieux de recueillir les confidences, les souvenirs ou les avis de l’autre. « Inconcevable ce qu’un homme peut devenir inutile, un homme tel que moi, qui finit par se glisser dans un trou de mémoire, sans chaussures, sans rêve », écrit le narrateur dès la première page : le ton est donné, laissant l’élégance du style et de l’esprit opérer entre l’amertume de vieillir et l’envie de vivre.
L’Histoire perce çà et là dans un roman dont le personnage principal a connu les persécutions staliniennes, le temps où chaque nouveau vers signifiait pour le poète « un pas vers le goulag », où chaque musique qui n’exaltait pas la ferveur révolutionnaire devenait suspecte. Mais Souvorine, comme beaucoup d’autres, a toujours gardé au cœur la nostalgie définitive de son pays, tel un vide que nul succès ne put jamais combler. Vienne, son dernier refuge et sa terre d’adoption, apparaît alors comme une ville magique où présent et passé se fondent, où l’on peut voir l’ombre des grands disparus hanter encore les allées du Prater.
Le couple formé par le narrateur et son personnage fictif n’a donc nulle peine à y fréquenter à la fois des célébrités enterrées depuis longtemps et des gloires toujours bien vivantes, telles la pianiste Elisabeth Leonskaïa ou la violoniste Dora Schwarzberg. Mais de sa Russie natale Souvorine a emporté d’autres souvenirs, celui du compositeur Alfred Schnittke, de la poétesse Anna Akhmatova, du pianiste Sviatoslav Richter… Et tous ces personnages, en entrant dans le roman, participent à une véritable célébration de l’art et de la musique qui est en même temps un adieu à la vie en forme de brillant et douloureux final.
Lorsque Souvorine évoque très longuement (durant plus de trente pages) le violoncelliste Heinrich Schiff, il fait accéder celui-ci au rang de troisième acteur important du récit de Wolf Wondratschek : un homme passionné de musique comme de billard, de belles voitures et de bonne chère, mais désormais amoindri par la maladie qui le prive de son art (« la mort s’entraîne en moi »). La perte de sa virtuosité le désespère, mais il a le panache de tourner jusqu’au bout son malheur en dérision, apportant à son tour au roman sa touche ironique, à la fois juste et légère, qui sublime la tristesse en un art délicat . « J’ai l’impression déprimante de m’être survécu », confie-t-il à Souvorine. Il est décédé en décembre 2016.
Au lecteur donc d’être vigilant s’il veut reconnaître qui parle et vérifier si le « je » qui gouverne le verbe renvoie au personnage, au narrateur – ou à quelqu’un d’autre encore. Mais est-ce si important ? Peut-être l’auteur, à travers son narrateur, ne met-il en scène Souvorine et tous les autres que pour dessiner un « autoportrait au piano » qui lui ressemblerait aussi, dissimulé entre les lignes. D’ailleurs, le narrateur ne finit-il pas par douter de l’existence d’un interlocuteur qui pourrait n’être que le fruit de son imagination, une figure chimérique ? Dans cet espace incertain, tellement « viennois » que l’on s’attendrait à y croiser aussi la silhouette furtive d’Hofmannsthal, chaque personnage, réel ou pas, n’est que prétexte à de nouvelles variations sur un même thème, celui de l’artiste vieillissant dont la vie s’illumine une dernière fois dans la lumière trouble de la mort, « inexplicable et irrévocable bévue du destin ».
« Je suis désormais un vieil homme qui pue », dit un Souvorine sans illusions sur le temps qui lui reste à vivre, accablé par la perte de sa femme, et que les inéluctables infirmités de l’âge empêchent désormais de servir l’instrument comme il le mériterait : on discerne ici la trace d’un autre roman, Mara, que Wolf Wondratschek a publié en 2003, et qui avait justement pour héros et narrateur un violoncelle Stradivarius. Un instrument ne survit-il pas, dans d’autres mains, à celui ou celle qui en est dépositaire plus que propriétaire ?
Le récit oscille ainsi entre révolte et soumission à la fatalité, entraînant le lecteur à travers les méandres d’une prose ondoyante, toujours précise mais parfois déroutante, l’invitant à se laisser porter dans le flot narratif comme s’il s’agissait d’une longue phrase musicale qui ne perd jamais son cap, même si la boussole du temps semble détraquée : « Connaissez-vous aussi cela ? Cet état de grand calme intérieur où le passé et le futur échangent leurs places. Le passé s’étend devant moi comme un paysage encore à découvrir, tandis que le futur s’éloigne dans mon dos à chacun de mes pas ».
Sur les dix-neuf titres de chapitres, dix-huit sont en forme de question, et les nombreux points d’interrogation qui émaillent ensuite les phrases du texte sont autant de reprises de ce questionnement fondamental qui ouvre l’espace du roman, comme si des réponses étaient attendues venant de l’extérieur. Mais c’est impossible. « Comment vivre en sachant que la vie est derrière soi ? » Le livre est fait d’incertitudes plus que d’affirmations, d’attentes vaines où l’on perçoit l’écho du célèbre « et maintenant ? » qui laisse le héros du grand roman de Hans Fallada aux prises avec son désarroi devant l’avenir qui se ferme : Souvorine a beau être à la fin de sa vie et non au début, comme lui, il n’est plus qu’un « petit homme qui a besoin d’aide [1] ».
« À quel point les morts sont-ils morts ? » : S’approchant du grand mystère de l’existence, le texte donne l’impression de se démarquer délibérément des règles de composition traditionnelles, de se décaler pour se rapprocher de l’univers des musiciens, comme si la musique, un peu à la manière d’ E.T.A. Hoffmann, emplissait peu à peu l’écriture. Le traducteur s’efforce visiblement de suivre au plus près dans sa version française cette prose cadencée aux tonalités diverses : si Wolf Wondratschek est encore inconnu en France, il reste à souhaiter que cet Autoportrait au piano russe constitue un premier pas dans la découverte de son œuvre.
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Kleiner Mann, was nun ? , paru en 1932, fut traduit en français dès 1933.