La fin d’un mythe

Le livre de Geneviève Fraisse, La suite de l’histoire. Actrices, créatrices, est tout entier placé sous le signe de Louise Bourgeois, parce que, pour celle-ci, « il faut savoir remonter le temps », c’est-à-dire « indiquer des provenances, des lieux antérieurs, anciens, qui font sens », ce qui « permet de se fabriquer une lignée ». Et, ajouterons-nous, de se fabriquer une histoire personnelle autant que collective.


Geneviève Fraisse, La suite de l’histoire. Actrices, créatrices. Seuil, coll. « La couleur des idées », 144 p., 16 €


Les femmes ont pris conscience assez récemment (et encore pas toutes, d’après ce que j’ai pu constater et vivre autour de moi) qu’elles n’ont pas de passé ni de nom patronymique propre, alors que pour nommer il faut aussi être nommé ; que les manuels d’histoire et de littérature n’en recensent que quelques-unes par siècle, qui servent d’alibi et font écran aux autres.

Geneviève Fraisse, La suite de l’histoire. Actrices, créatrices

Geneviève Fraisse © Emmanuelle Marchadour

Alors, à quelle sainte se vouer quand on est une fille, qu’on a l’ambition d’avoir un destin et qu’on se cherche un modèle ? Par quelle maîtresse femme remplacer Chateaubriand dans la célèbre devise qu’écrivait Victor Hugo à quatorze ans dans son cahier d’écolier ? Remonter le passé, quand on est du sexe féminin, n’est pas seulement acrobatique, c’est souvent carrément impossible. Il manque des barreaux à l’échelle des généalogies. Et pire, l’échelle est courte, elle s’arrête bien trop tôt.

J’oserai un exemple personnel en racontant l’histoire que je trouve exemplaire, d’une grand-tante, femme remarquable, tant par sa vie (elle vécut en Turquie sous Mustafa Kemal) que par son art de peindre (à en juger par ses tableaux qui ornaient la maison familiale). Il y a peu de temps, j’ai voulu en savoir davantage sur sa vie et son œuvre et rencontrer ses descendants ; je retrouvai trace de sa fille, puis de sa petite-fille. Mais, à partir de là, les femmes disparaissaient. Perdant leur nom pour celui de l’époux, elles se fondaient, se diluaient dans le bain marital comme dans un bain d’acide. Ne me restait dans les annales que les noms des maris qui avaient le droit de perdurer : ils étaient devenus opulents et puissants. De la grand-tante peintre, plus personne ne sait rien, hormis, dans la famille, ce qu’en disait ma mère, qui l’admirait et l’adorait au point de tomber amoureuse de son fils : ses excentricités, sa joie de vivre, son goût pour les étoffes, somptueuses, orientales, qu’elle répandait dans sa maison.

J’entendais récemment sur les ondes un éminent intervenant parler des « patries-frères »: même si le mot « patrie » vient de « pater », on ne peut s’empêcher de tiquer et de penser : quel bel exemple d’avalement, qui est, c’est évident, dans la logique des choses telle qu’elle subsiste encore ! Alors, quelles voies, quelles stratégies nous propose Geneviève Fraisse, philosophe et historienne du féminisme ? Peu de remèdes tout prêts, en revanche des repères, des jalons, des questions. Ce qui fournit à sa démarche une souplesse, une subtilité et même une hauteur de vue qui font souvent défaut dans ce genre de débat. Une modestie aussi : « Ceci n’est pas de l’histoire, ceci est une traversée de questions liées à l’art et aux artistes femmes… »

Geneviève Fraisse, La suite de l’histoire. Actrices, créatrices

Citons quelques propositions de celle qui est l’autrice, avec Michelle Perrot, du quatrième volume de l’Histoire des femmes en Occident. Rendre visibles « ces femmes qui furent malgré leurs productions artistiques oubliées, effacées » est certes indispensable, mais cela ne suffit plus. Il convient désormais « d’inventer une place nouvelle » et, plutôt que de revendiquer une place ancienne, de « s’approprier le récit en cours ». Créer, c’est savoir être seule, c’est-à-dire commencer par avoir la fameuse « chambre à soi » prônée par Virginia Woolf. Un minimum parfois ardu à conquérir : manque de moyens, de place, surtout manque d’habitudes. Ce n’est pas dans la norme, une famille vit ensemble, la mère pour ses enfants, l’épouse pour son époux.

Alors, ne pas avoir d’enfants ? Certaines le revendiquent, quel que soit le péril. Engendrer plutôt qu’enfanter. Renoncer au mariage, à l’amour ? C’est cette voie qu’adopte Lou Andreas Salomé dans la première partie de sa vie, non par inaptitude à aimer ou à jouir, ce dont on la soupçonne, mais parce que, d’après elle, il serait nécessaire, pour pouvoir être admise dans le dialogue intellectuel, de changer le regard masculin et de le déplacer du sexuel au cérébral. Quoi qu’il en coûte, il faut s’extraire, sortir de l’habitude de s’expliquer sur soi et de revendiquer à partir de son sexe, afin de parvenir à l’universel ; refuser le « clap de fin », car « c’est le mot suite qui compte » dans l’appropriation du récit en cours.

La quinzaine de brefs chapitres qui constituent l’ouvrage de Geneviève Fraisse esquissent, plus qu’ils ne développent, les analyses, mais la pensée s’impose par des formules rapides, acérées comme des flèches. Une écrivaine s’exprime là, avec une apparente décontraction. Si elle cherche à convaincre, elle ne démontre pas, demeure souriante, aimable, tout en prophétisant un futur à énigmes, peut-être triste, peut-être espiègle, où le dérèglement des représentations sera indispensable pour que l’emportent le changement de perspectives et l’émancipation qu’il autorise.

Se libérer des mythes – la Muse ou la Sorcière et surtout l’Éternel féminin, dont Goethe nous offrit le cadeau encombrant – permettrait d’y voir clair en faisant place nette et, sur la table déblayée, de travailler enfin utilement.

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