Avoir vingt ans en 1963

C’est Dominique Noguez qui a voulu publier cette correspondance avec Michel Taillefer, que tous deux avaient conservée avec le fétichisme que représente la volonté de garder la trace de ses propres années d’apprentissage et d’une amitié nouée dès la khâgne du lycée Louis-le-Grand. Ces jeunes gens d’autrefois – mais mes contemporains exacts – se montrent dans la tension de la protection que leur confère leur statut de normaliens et l’angoisse solipsiste de provinciaux qui ont échappé à leur Sud-Ouest, Biarritz et Toulouse, dont ils parlent avec sensibilité.


Dominique Noguez et Michel Taillefer, Deux khâgneux sous De Gaulle. Correspondance 1963-1973. Plein Jour, 496 p., 22 €


Leur monde est aboli certes, non seulement du fait du décès des protagonistes, Michel Taillefer en 2011, Dominique Noguez cette année, mais aussi par la cinquantaine d’années nous séparant de ces jeunesses qui ont un parfum sépia. Leur apprentissage du monde a quelque chose de frais et de naïf, dit sur le ton des désabusés enfermés dans leur solipsisme ; en banalisant, on dira qu’il en va de même de tous ceux qui vinrent « à la capitale » dès la khâgne pour passer par l’École normale de la rue d’Ulm, le Graal du temps, la savonnette à vilain des impétrants du monde des lettres. Noguez finira d’ailleurs par confesser son recours à l’adolescence comme remède existentiel : « Désormais, j’ai 17 ans à vie », dit-il lorsqu’il découvrit la mort de Jacques Vaché et le mythe qu’en firent les surréalistes.

Dominique Noguez et Michel Taillefer, Deux khâgneux sous De Gaulle. Correspondance 1963-1973

Cette correspondance privée, largement exposée dans sa matérialité – les tampons de la poste faisant méticuleusement foi –, révèle des logiques inévitables, les tracas du quotidien, des renvois de courrier quand l’un ou l’autre est encore dans sa province ou qu’il craint de ne pas jouir d’une bonne thurne (la chambre des normaliens logés) rue d’Ulm. Leur soupape est l’ironie, la pointe et le sarcasme, la confidence partagée, et les repas pris au restaurant, ce qui attente à leur économie budgétaire. Noguez a précisé en de brèves notes les éclaircissement nécessaires à qui n’est point du sérail ni de leur classe d’âge.

Au départ est une commune étrangeté au monde, peu de confiance en soi, des mouvements paniques, tel celui qui conduisit Taillefer, théâtralement et par pulsion « irrésistible », à rendre une copie blanche à Victor-Lucien Tapié en licence (assistant avec lui, l’année suivante, à un séminaire d’histoire, je sentais son angoisse suinter de toute sa personne) ; Noguez, lui, a toujours voulu publier et il s’en préoccupait fort, et il y réussit, ce qui était plus rare que de nos jours tant la société et la vie intellectuelle étaient pyramidales.

Dominique Noguez et Michel Taillefer, Deux khâgneux sous De Gaulle. Correspondance 1963-1973

Roland Barthes, François Van Laere, Michel Taillefer, Dominique Noguez, Henri Ronse (Bruxelles, 1966)

On entrevoit l’esquisse de morceaux de bravoure sur leur Sud-Ouest d’origine, des terres de gens de lettres, les orages de l’Océan vu de Biarritz pour Noguez, et de la province le Toulouse de Taillefer. Noël 1966, Noguez y va de sa complainte : « Donc, il pleut ; le père Noël est cette année tout pluie, tout vent et toute lumière grise. Certes, il a, me dit-on, des faiblesses de soleil pâle et de petit froid sec, mais je m’en rends rarement compte, car il se trouve qu’en ces moments-là, je dors. En revanche, je vois des nuits polaires avec des blancheurs de lune, des buées de silence, et le matin de Noël, de retour d’une noce qui avait traîné toute la nuit, j’ai entendu des chouettes qui se répondaient d’un arbre à l’autre ». Ce à quoi Taillefer peut opposer la province où le Concorde ne fait que tourner en rond : « Toulouse est toujours telle qu’en elle-même la province la change : malgré le soleil et le printemps, mortelle ».

En réalité, leurs intelligences, leurs capacités de travail et de synthèse restant en déshérence faute de passion pour les examens de la faculté et « la vieille putain Agrégation » qui les enverraient répétiteurs ici ou là, si ce n’est inspecteurs primaires selon leur vision très romantique du ratage complet, ils regardaient caustiquement leurs condisciples qu’ils enverraient bien manigancer en des congrès radicaux. Ils n’en bifurquent que mieux vers la culture non académique, Gide en surplomb (pour Noguez). Plus proches de Rimbaud que de Marx, ces apprentis hussards, « jeunes gens doués, sensibles et cultivés », pour leur retourner le compliment fait à Giudicelli à la sortie de son roman Le jeune homme à la licorne, découvrent d’abord les classiques anticonformistes, Thackeray (Le Livre des snobs), Paul Morand (L’homme pressé), Villiers (Contes cruels), Marcel Arland et évidemment Oskar Panizza qui fut un des succès de la petite collection Pauvert.

Adeptes d’une petite mondanité, rêvant d’Italie et au plus de voyages européens, ce sont les salles obscures qui les formèrent, d’autant que la Cinémathèque était rue d’Ulm, dois-je ajouter. Cette passion dépasse la découverte d’Olmi ou de Pasolini ou le Masculin féminin de Godard. Taillefer en amateur plus qu’éclairé fréquentera ensuite la Cinémathèque de Toulouse et Raymond Borde son organisateur ; et Noguez consacra sa thèse d’esthétique – conforme à sa qualité de philosophe – au cinéma underground et expérimental canadien dont nul ne savait encore quoi que ce fût en Europe.

Dominique Noguez et Michel Taillefer, Deux khâgneux sous De Gaulle. Correspondance 1963-1973

« En train d’écrire mon Journal dans un avion » (Dominique Noguez)

Ils ne furent politiquement émus que par Mai 68 et, devenus fidèles à une gauche raisonnable et rocardienne, on les voit marivauder sur les procurations de Noguez parti au Québec en coopération; ce dernier sut ensuite mener la campagne pour Taillefer, non moins désireux d’échapper au service militaire. Notons qu’au Canada Noguez était très attentif à sa réception de La Quinzaine littéraire afin de garder un lien avec le Paris des lettres et de préparer ses cours, bien avant toute rencontre avec Maurice Nadeau qui l’édita en 1993 (Trente-six photos que je croyais avoir prises à Séville).

Ce qui peut énerver – ou charmer – le lecteur, ce sont les contradictions qui émanent de ces textes, parfois maniérés, mais toujours courts, ce que veut le genre épistolaire, aussi sincère que l’instant de l’écriture l’implique, et où le confident, cet autre soi-même (est-il dit), ne pèse par sur le document. Ce qui plaira à tous, c’est la modestie indéfectible de Taillefer et la causticité des deux. Le document s’avère aussi fort genré ; à la même époque, les normaliennes ne se présumaient aucunement femmes de lettres par destination et le partage d’une cafetière ne supposait pas plus d’émoi que de confidences à la postérité; on peut aussi rappeler « qu’en ce temps-là » les femmes de ménage faisaient les chambres et les lits des garçons, (le personnel d’entretien s’appelle les « sioux » en langue normalienne, je suppose que l’on pensait à leur discrétion, à leur invisibilité). Évidemment, il n’en était point question pour les filles de Sèvres ou de Fontenay.

Ainsi partirent-ils à la conquête du monde, le leur, l’un solide universitaire toulousain, d’une rigueur et d’une amitié indéfectibles, l’autre, dans le monde des lettres qu’il parcourut en tous sens et les sens en quête de raisons toujours nouvelles.

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