Publier un « plaidoyer pour l’abstention » pourrait paraître un peu baroque, les urnes étant de plus en plus vides. On ne tire pas sur une ambulance ? « Allez, juste une rafale », aimait à dire Desproges… Et pourtant, l’opuscule du politologue anarchiste Francis Dupuis-Deri reste utile lorsqu’il se penche sur les motivations de cette curieuse espèce : les électeurs. Quant à ceux qui préfèrent encore rire des naufrages du suffrage universel, Le grand cirque électoral de Zvonimir Novak les ravira, ce beau livre retraçant en images cent cinquante ans de propagande politique française.
Francis Dupuis-Deri, Nous n’irons plus aux urnes. Plaidoyer pour l’abstention. Lux, 192 p., 12 €
Zvonimir Novak, Le grand cirque électoral. Une histoire visuelle des élections et de leurs contestations. L’Échappée, 240 p., 29 €
En 2002, 35,6 %, en 2007, 40 %, en 2012, 44,6 %, en 2017, 57,3 %. Belle croissance de l’abstention aux élections législatives françaises. Quoique moindre, une même dynamique s’observe pour la présidentielle. Nous n’irons plus aux urnes salue et encourage le phénomène. Bréviaire abstentionniste d’un style vif et militant, fragmenté en une myriade de paragraphes et étayé sur des sources universitaires, le propos permet de faire le tour de la question.
S’il est paradoxal de plaider pour une abstention qui se porte déjà bien, on peut s’accorder sur l’analyse des facteurs politiques conduisant à refuser de voter. Le fait d’abord que, dans les démocraties libérales occidentales, le pouvoir soit de plus en plus déséquilibré en faveur de l’exécutif. De même, depuis les années 1970-1980, les clivages s’estompent entre partis sociaux-démocrates et conservateurs. Sans compter les multiples renoncements (ou trahisons) des uns et des autres. Dupuis-Deri réserve enfin de bonnes flèches au sidérant manque de représentativité des divers parlements à travers le monde. Difficile de lui donner tort au vu de ces assemblées de notables masculins. Il en appelle enfin à délaisser les « illusions » électoralistes pour consacrer nos « efforts » à des luttes autogestionnaires qui n’attendraient rien de l’État : « Formuler des demandes limite l’imaginaire socio-politique. »
Ramassant le flambeau de Rousseau, Dupuis-Deri s’en prend au principe même de la représentation et cloue au pilori le « fétichisme » du vote, tout en claironnant que « la démocratie ne peut être que directe ». La critique du manque de représentativité des assemblées alterne donc avec une remise en cause du principe de représentation lui-même. De manière problématique, l’auteur juxtapose ces deux niveaux qui n’ont pourtant rien à voir, les groupes minoritaires réclamant précisément plus de représentation. Quant au défaut de représentativité d’une assemblée, il n’a rien d’inéluctable. À preuve l’Inde et son système de reservations grâce auquel siègent au Parlement des députés issus de basses castes. De ce type de réformes, Dupuis-Deri ne touche mot.
Surtout, les abstentionnistes apparaissent ici comme essentiellement motivés par leur dégoût du jeu électoral. La sociologie tend pourtant à montrer que le gros de l’abstention tient moins à des motifs idéologiques qu’à des raisons culturelles, sociales, voire géographiques. À rebours de cette conception, Dupuis-Deri résume l’ensemble de l’abstention à une abstention politique. Comme si le vote était une « mauvaise » manière de canaliser un désir d’engagement préexistant. Ce schématisme saute aux yeux : s’abstenir de voter n’entraine pas une adhésion à la première organisation libertaire venue, ou à telle ou telle lutte catégorielle. La désarticulation des sociabilités ouvrières, la montée du chômage au cours des trente dernières années et l’instauration d’une précarité de masse sont autant de facteurs qui ont éloigné de la politique une partie croissante des classes populaires européennes et nord-américaines. La politisation, fût-elle anarchiste, est le produit d’une culture et d’une sociabilité qui manquent aujourd’hui.
Dupuis-Deri le reconnaît d’ailleurs à demi-mot. Étude à l’appui, il rappelle que seul un tiers des abstentionnistes participent à la vie associative, syndicale ou partisane non électoraliste. L’écrasante majorité des abstentionnistes s’abstient, non pas seulement du vote, mais de la politique en général. Et ce n’est pas en s’abstenant qu’on se politise, contrairement à ce que suggère l’auteur. La lucidité exige de reconnaître que toute politique, même anti-institutionnelle, paraît soit inutile soit ésotérique à une part croissante de citoyens.
Mais encore faudrait-il déterminer de quels citoyens on parle. À en croire la sociologie électorale française et états-unienne, les abstentionnistes proviennent majoritairement des classes populaires. Ce fait est évoqué à de si nombreuses reprises qu’on se permettra de se pencher sur le titre : Nous n’irons plus aux urnes. Ce « nous » ne saurait être les classes populaires, elles vont déjà de moins en moins aux urnes. Étant donné le tropisme idéologique de l’ouvrage, ce « nous » ne vise pas non plus les possédants.
Par déduction, « nous » désigne donc ces classes moyennes sans capital autre que scolaire. Cette fraction de la population a encore tendance à voter, et plutôt « à gauche ». L’inciter à se détourner des élections revient par construction à abandonner l’intégralité du champ électoral aux partis libéraux et conservateurs. Une telle stratégie pourrait s’avérer concluante si elle s’accompagnait de l’élaboration d’institutions indépendantes de l’État. Les expériences du mouvement des Places, de Nuit debout ou des Gilets jaunes montrent la fécondité mais aussi la terrible précarité de cette perspective.
Tout cela pouvant susciter une certaine morosité, pourquoi ne pas décaler le point de vue en se plongeant dans Le grand cirque électoral ? Complémentaire du livre de Dupuis-Deri, cet ouvrage fait montre de la même verve et a le même objet : les errances de notre jeu électoral. Elles se retrouvent à l’honneur, mais sous l’angle plaisant, voire très drôle, des images. Nostalgiques des ringardissimes photos du RPR des années 1980 ou amateurs des tracts de la Fédération anarchiste, ce livre s’adresse à vous. Sans rechercher la rigueur universitaire, l’ensemble retrace l’histoire des affiches électorales et abstentionnistes, de 1848 à nos jours.
Les inventions graphiques changent au fil du temps, les promesses un peu moins. Le contraste est fort entre la permanence de la propagande et la variété des codes visuels. De l’austérité collet monté de la IIIe République à la décontraction cool de nos agences de communication contemporaines, il s’agit toujours de capter l’attention et de susciter la confiance. Après près de deux siècles de suffrage universel, le prosélytisme politique repose toujours sur une même activation de signaux. L’affiche vantant la victoire de Louis-Napoléon Bonaparte en 1848 inaugurait une longue lignée ! Trônant sur un étalon à la virilité affirmée, le président tient bon les rênes et salue le peuple tandis qu’à l’arrière-plan se découpe la colonne Vendôme coiffée de l’oncle.
À la pauvreté navrante de cette iconographie répond la photographie officielle de l’actuel président français, agrippé à son élyséen bureau, faute de cheval, Mémoires gaulliens bien en évidence… Soyons juste, la continuité vaut pour les campagnes abstentionnistes, de Daumier à L’Assiette au beurre jusqu’aux détournements contemporains. Elles finissent par recycler les mêmes mots d’ordre d’un siècle à l’autre ! La violence de cette imagerie se révèle inventive et emprunte souvent aux avant-gardes artistiques. De cette porosité, retenons par exemple la représentation d’une urne sous laquelle figure en écriture magritienne : « Ceci n’est pas la démocratie ». Nowak excelle surtout dans le sarcasme quand il déniche les plus grotesques des affiches électorales. Épopée du laid, son livre devient involontairement plus convaincant que les plus sophistiquées des théories abstentionnistes.