Sous la direction d’Hélène Monsacré, quelques grands hellénistes, parmi lesquels Pierre Judet de La Combe, ont rassemblé, traduit ou réédité en un volume non seulement l’Iliade et l’Odyssée, mais, ce qui était inédit en français, l’ensemble des textes attribués, dès l’Antiquité, à Homère. La figure de l’aède est soudain renouvelée par cet agrandissement du corpus. Elle en sort agrandie, elle aussi : plus feuilletée, plus mobile, historique et complexe. Et l’on remercie les auteurs d’avoir fait le pari de s’engager ainsi du côté de la légende des attributions homériques, peut-être impropres, mais historiquement si riches et pour la plupart inconnues des non-spécialistes.
Tout Homère. Sous la direction d’Hélène Monsacré. Albin Michel/Les Belles Lettres, 1 296 p., 35 €
Que trouve-t-on dans ce volume aux multiples entrées, aux multiples parcours ? Il y a d’abord le massif traditionnel de l’Iliade et l’Odyssée : traditionnel certes, mais renouvelé déjà, car l’Iliade est donnée à lire dans la nouvelle et très belle traduction de Pierre Judet de La Combe – quand l’Odyssée est donnée dans la célèbre traduction de Victor Bérard. Ce sont, en second lieu, les hymnes dits homériques, moins connus. Composés entre le VIIe et le Ve siècle avant notre ère, ils célèbrent Aphrodite, Apollon, Déméter ou la Lune (Célébrez la lune éternelle aux larges ailes !). Ils font quelques centaines ou quelques vers, leur ton est à la fois plein de révérence et parfois empreint d’humour – un intrus parmi eux (à Arès) daterait en fait du Ve siècle de notre ère.
Plus dépaysants encore, viennent ensuite les « Divertissements homériques ». Une Vie rédigée au premier siècle de notre ère – donnée à lire fin de volume, parmi d’autres « Vies » étonnantes – prétend que l’aède composa ces pièces pour des enfants dont il était le précepteur. Est-ce vrai, est-ce faux ? Aristote assure que l’attribution de textes parodiques à Homère, en tout cas, est fondée : il y voit un effet de son talent polymorphe. Un siècle plus tard, on en doutait. Quoi qu’il en soit, on rit de bon cœur à la lecture des aventures fragmentaires de Margitès le crétin (ou le couillon), si plaisamment présentées par Pierre Judet de La Combe – et d’autant plus lorsque les lacunes d’un fragment empêchent de savoir si tel personnage est plutôt une femme ou plutôt un homme. On rit également en lisant la rabelaisienne « Guerre des rats et des grenouilles », qui eut un vif succès à la Renaissance, et encore plus lorsque, au cœur de la bataille, une note précise : « Il manque ici quelques vers ». Les lacunes, dans ces textes burlesques, acquièrent une puissance comique et poétique.
Mais, en plus de nous donner accès à la diversité des œuvres attribuées dès l’Antiquité à Homère et aux Vies qui racontent sa biographie, les auteurs du volume nous font également découvrir ce qui reste du vaste cycle épique et oral dans lequel s’inséraient l’Iliade et l’Odyssée. Ce qui reste, ce sont des noms d’auteurs (ou de groupes d’auteurs) appartenant à des villes différentes, des titres (dont certains ont été, un temps, attribués eux aussi à Homère), des allusions, de brèves citations insérées en commentaire d’autres œuvres (En tout cas lorsque Ménélas entrevit les seins d’Hélène / dénudée, il laissa tomber son épée, je crois), et les synthèses de Proclos, grammairien du Ve siècle de notre ère. C’est peu, certes, et la rapide valorisation de l’Iliade et de l’Odyssée explique peut-être qu’une moindre attention ait été portée à la transmission des autres épopées du cycle. C’est néanmoins suffisant pour comprendre que celui-ci fourmillait d’histoires et de prolongements inattendus : il s’achevait, sans doute, par la mort d’Ulysse, tué par Télégonos, le fils qu’il avait eu de Circé.
Au registre, encore, du partage d’érudition, on ne peut que se réjouir du petit chapitre consacré à la présentation de quelques scholies à Homère, ces commentaires intralinéaires ou marginaux que l’on trouve dans la tradition manuscrite. Ici, Michel Casevitz a choisi de présenter les scholies qui accompagnent, au premier chant de l’Iliade, le passage où Athéna, mandatée par Héra, « la déesse aux bras blancs », saisit Achille par sa blonde chevelure, afin d’entraver sa colère et d’empêcher qu’il ne tue Agamemnon : « les yeux de la déesse prirent une apparence terrifiante ». Ces scholies se trouvent dans trois manuscrits principaux, datés des Xe et XIe siècles. À les lire, on ne devient certes pas soi-même spécialiste de la réception d’Homère chez les scholiastes, mais on a l’impression d’entrer un peu dans l’atelier du philologue. De même lorsqu’on suit, un peu plus loin, l’abondant commentaire étymologique qu’Eustathe, évêque de Thessalonique, consacra, au XIIe siècle, à l’adjectif « xanthos », blond, qui décrit la chevelure d’Achille.
Un volume accessible, maniable, varié et intitulé Tout Homère ne pouvait pas, bien sûr, faire l’impasse sur la fameuse « question homérique » : Homère est-il le nom d’un événement auctorial majeur, inégalé, total, datable à quelques décennies près, ou l’aboutissement d’une construction culturelle – et politique – désormais cristallisée en une figure originelle ? La question comporte bien sûr nombre d’enjeux. En l’abordant en fin de volume, dans l’entretien avec Heinz Wismann qui fait office de postface et se recentre sur l’Iliade et l’Odyssée, Hélène Monsacré et ses collaborateurs nous auront d’abord permis d’apprécier, chacun à sa manière, la richesse foisonnante, diverse, des textes et de la tradition dits homériques. C’est, un peu avant Noël, et pour fêter le centenaire des Belles Lettres, un magnifique cadeau.