Si le Nord m’était conté

Ce livre s’inscrit dans une approche actuelle de l’histoire sociale qui consiste à rechercher dans sa mémoire familiale les éléments d’une analyse objective et scientifique de l’époque. Travailler sur sa propre historicité, en dégager une réalité apte à être retraduite dans un texte où l’étude sociologique le dispute à l’écriture littéraire : c’est ainsi qu’émerge une part de « vérité » historique qui atteint d’autant mieux son public qu’elle est dépeinte avec talent. C’est l’exercice auquel se prêtent Serge Gruzinski et Corinne Vandewalle autour de leur enfance à Roubaix.


Serge Gruzinski et Corinne Vandewalle, Les enfants du Château-Vaissier. Fayard, 392 p., 24 €


Le passé n’est proche ou lointain que parce qu’on l’enferme dans la chronologie, mais rien ne peut empêcher que le temps vécu par nos parents (voire par nous-mêmes) soit aussi révolu que celui qu’a vécu Ramsès II. Si les historiens sondent les documents, les œuvres et les constructions qui subsistent des temps anciens, ils doivent ensuite faire la part belle à leur propre imagination. La chose serait-elle plus facile lorsque les vestiges du passé sont enfouis, non dans le sol, mais dans nos mémoires ?

Tel est le cas ici. Les deux auteurs, Serge Gruzinski et Corinne Vandewalle sont des amis d’enfance, et leur travail à quatre mains se présente comme le premier tome d’une histoire où toute une génération se retrouve, car la saga familiale des deux baby-boomers épouse fidèlement l’histoire du XXe siècle. Mais, outre la manifestation du désir de témoigner et de servir l’Histoire, le livre est aussi un travail accompli sur soi-même et sur les événements qui ont conduit les auteurs à devenir ce qu’ils sont aujourd’hui.

Serge Gruzinski et Corinne Vandewalle, Les enfants du Château-Vaissier

Autour du Cul de Four – La courée Demesteere. Roubaix, 1991, photo Daniel Labbé © Bibliothèque numérique de Roubaix

Serge Gruzinski, qui a développé son goût de l’Histoire jusqu’à en faire un métier, adopte souvent un ton plus posé que Corinne Vandewalle, qui exprime davantage sa spontanéité et son caractère rebelle. Regardant ensemble ou alternativement un même passé partagé, ils ressuscitent les années 1950 et 1960 et disent avec une verve souvent teintée d’humour les émotions, les joies et les peines ressenties alors qu’ils étaient encore trop innocents pour bien comprendre un monde qui ne s’articule qu’avec le recul de l’âge. Les photos et arbres généalogiques familiaux joints au texte aident le lecteur à partager leurs souvenirs, à humer le parfum d’une époque et d’un terroir.

Car l’histoire est solidement ancrée dans une région, le Nord (devenu depuis les Hauts-de-France), jouxtant la frontière belge, et plus précisément dans la ville de Tourcoing. Le quartier où habitent les enfants s’appelle Château-Vaissier, en souvenir de l’industriel qui y fit édifier une étrange bâtisse de style oriental, détruite en 1929 : c’est sur ces ruines que furent construites les maisons où leurs familles se sont installées. Et c’est sur la côte de la mer du Nord, française ou belge, que les enfants passent leurs plus belles vacances et découvrent à travers les amitiés d’été que « l’Europe se bâtit davantage sur les plages que dans les salles de classe ».

Ils grandissent d’abord avec les fantômes ou les survivants de la Première Guerre mondiale qui a d’autant plus marqué leurs familles que les Allemands, ces « diables gris », occupèrent la ville pendant quatre ans, prirent quartier dans leurs maisons. Vingt ans après, l’histoire se répète. La région est placée sous l’administration militaire allemande de Bruxelles. L’exode, la Résistance, le quotidien de l’Occupation – quelles traces cela laisse-t-il dans le cerveau des enfants nés après ? Des photos, des phrases entendues les intriguent, dont le mystère n’est toujours pas levé : « Dommage qu’on n’ait pas eu l’esprit de leur poser les bonnes questions aux bons  moments. » Pourquoi grand-père a-t-il gardé un portrait de Pétain au-dessus de son lit ? « C’est qui, les Boches ? »  Et ce Tonton Marcel qui n’a pas parlé, est-ce parce qu’il était muet ? Les histoires qu’on ne connaît pas, qui ne sont pas (ou mal) racontées, peuvent dissimuler des secrets de famille. « Une fois de plus, je me heurte à pas mal de trous », constate Serge. De quoi aiguiser la curiosité du futur historien.

Serge Gruzinski et Corinne Vandewalle, Les enfants du Château-Vaissier

Corinne Vandewalle écrit : « Parfois, quand ces histoires me reviennent en mémoire, j’ai l’impression de déambuler dans des couloirs mal éclairés, tapissés de vieilles photos et d’images que je n’ai jamais vraiment vues – de mes yeux vues – mais qui sont pourtant bien là, indécollables, indéchiffrables, imprimées ».

Au-delà de ce qui impacte leurs premiers souvenirs, il reste aux enfants à commencer leur vie. Mais on nous rappelle fort opportunément que « l’après-guerre n’est pas toujours le tournant ou la rupture que l’on croit, elle fait apparaître les années noires comme un temps arrêté, une absurde parenthèse dans des vies déjà entamées » : c’est dans les années 1930 que « la France des classes moyennes commence à s’équiper comme elle continuera à le faire dans les années cinquante à coup de Frigidaires et de télévisions ». Et l’essor, en effet, reprit de plus belle une fois les plaies pansées.

Serge Gruzinski et Corinne Vandewalle vivent au quotidien les transformations rapides des modes de vie importées dans les fourgons de l’armée américaine : nouvelles façons de se vêtir, de se coiffer, nouvelles lectures et nouveaux rythmes propagés grâce à la déferlante des disques bon marché et des émissions culte. Le rock’n roll puis la vague yéyé marquent alors la véritable rupture générationnelle, soutenue par l’irruption massive de la télévision. Le livre s’interrompt à l’aube de la mythique année 1968, avant l’arrivée dans les foyers de l’informatique, du PC et du téléphone portable.

Serge Gruzinski et Corinne Vandewalle, Les enfants du Château-Vaissier

Autour du Cul de Four – La courée Demesteere. Roubaix, 1991, photo Daniel Labbé © Bibliothèque numérique de Roubaix

Ce travail en binôme condense ainsi l’histoire d’un siècle. Si les auteurs prennent plaisir à ressusciter le Nord de leur enfance, champ de leurs expériences, le microcosme qu’ils dépeignent n’en est pas moins représentatif d’autres lieux où des choses analogues se sont passées. On perçoit la dislocation du monde où ils sont nés, faisant craquer les dimensions trop étroites du quartier, du village ou même de la ville, cet espace clos des aînés qui voient décliner jusqu’à leur langue – ici le « chti », qui dut attendre un célèbre film pour reprendre un peu de couleur.

Les enfants du Château-Vaissier offre ainsi plusieurs grilles de lecture. Le livre de Serge Gruzinski et Corinne Vandewalle est d’abord un témoignage qui permet aux anciens de se souvenir, et aux plus jeunes de comprendre le parcours d’une génération qu’ils ont parfois de la peine à situer, dont ils ont du mal à se représenter dans quelles conditions elle est devenue adulte. Mais le souci de faire œuvre d’historien prévaut, relayant la tradition des grands chroniqueurs de jadis (il suffit de remplacer le monarque et sa cour par la république et son peuple de province), ou des célèbres ouvrages de la série « La vie quotidienne ». La proximité temporelle permet sans doute de disposer de quantité de récits et de souvenirs – à commencer par les siens propres – mais, pour réduire les imprécisions ou les inexactitudes du témoignage, en dépit de l’honnêteté et de la sincérité des témoins, la méthode rigoureuse de l’historien s’impose. Le croisement de deux regards différents procède évidemment de cette recherche de l’objectivité.

Serge Gruzinski, évoquant sa découverte de l’Histoire à travers l’Antiquité, écrit : « Rome, c’était un peu comme mes deux grands-pères, on savait qu’ils avaient existé et qu’on descendait d’eux sans en demander davantage, sans trop s’interroger sur les liens qui nous rattachaient à leur monde et leur génération ». On ne saurait mieux dire le pourquoi de ce livre, un véritable plaisir de lecture.

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