Une édition de poche nous offre une traduction rigoureuse et une annotation méticuleuse (703 notes !) d’un des textes tardifs de Kant les plus fameux. Allons, le XXIe siècle ne commence pas si mal. Mais pourquoi le fils d’une mère piétiste qui, au sortir de l’enfance, ne met plus jamais les pieds dans un temple, décide-t-il de se lancer dans un projet aussi délicat depuis la mort de Frédéric II ? C’est que, outre l’environnement politique prussien et européen, la religion appartient de plein droit à la philosophie. Celle-ci se pose trois questions essentielles : que puis-je savoir ? (métaphysique) ; que dois-je faire ? (morale) ; que m’est-il permis d’espérer ? (religion). Elles se réunissent en une seule : qu’est-ce que l’homme ? (anthropologie).
Emmanuel Kant, La religion comprise dans les limites de la seule raison. Trad. de l’allemand et présenté par Jean-Pierre Fussler. GF Flammarion, 528 p., 12,50 €
Il s’agit par conséquent de réfléchir sur « l’union possible de la religion avec la raison pratique la plus pure » (lettre de Kant). En effet, le « mal radical » lié à une nature humaine finie engage la liberté et embrasse à plein la politique. Les récits religieux symbolisent à leur manière la difficulté de la liberté, c’est-à-dire présentent de façon indirecte mais parlante, pour une humanité à la fois raisonnable et sensible, le devoir d’une lutte éthique collective contre le mal.
Il en découle que, désormais, « l’éthique est l’essence rationnelle de la religion » (Fussler), à travers la Conscience, qui renvoie à Dieu, entendu analogiquement, dit Kant, comme « législateur de tous les êtres raisonnables du monde ». Cet « être saint, différent de nous-mêmes » mais intimement présent en nous, n’exige pas du tout l’obéissance à des ordres absolus et arbitraires. Il faut refuser une morale théologique, un catéchisme religieux. Au demeurant, la loi morale s’impose à Dieu. Bref, « Dieu est la raison éthico-pratique se donnant elle-même la loi ». Pas de morale sans « liberté transcendantale qui est autonomie et autocratie ». Par conséquent, « il n’est pas impossible d’envisager une religion sans Dieu » [1].
Dans ces conditions, une éducation morale devient nécessaire, pour rendre effectivement pratique un devoir de vertu pourtant présent en toute conscience humaine, en tant qu’ensemble d’obligations envers soi-même et autrui (et non pas envers Dieu). Mais cette présence n’équivaut pas à un inné, elle appelle lutte et éclairement : « libre je suis, car je dois être, donc je pense ». On bute alors sur un « mystère » : « La raison, en tant que théorique (spéculative), ne peut pas ressaisir le fondement de son usage pratique constitutif en tant que raison pure. » [2] Il importe donc de toucher le cœur, pour rendre « joyeux » l’accomplissement du devoir moral, sans verser dans « l’effusion et la mollesse » sentimentales. Ces dernières, typiques du courant de la sensibilité préromantique, favorisent en effet des élans fugaces et confus, au lieu de tremper le caractère.
Le philosophe ne doit pas non plus lire la Bible d’un autre point de vue que rationnel, éthique ; donc, non d’un point de vue littéral ni même historique (il n’y a pas lieu de chercher ce que pensaient et visaient les rédacteurs, etc.).
Les complexes rapports entre Raison (pure et pratique), Conscience, Affects, Liberté, Volonté, Éducation, Dieu (comme concept régulateur d’une religion universalisable car issue « de la seule raison » en lutte avec le Mal), Religions positives (figures messianiques, textes divinisés, symboles, rites sacralisés, catéchismes moraux obligatoires), ne sauraient esquiver la question cruciale des relations État-religion, d’une actualité brûlante après les révolutions américaine et française, les textes retentissants de Bayle, Locke, Voltaire, Rousseau.
La finalité suprême est de fonder « un Royaume de Dieu sur terre », une « société éthico-civile » (et pas seulement « juridico-civile ») marquée par la paix perpétuelle. Cela ne peut advenir que par une réforme permanente des diverses confessions, à dépasser au profit de la seule religion vraie, de nature nécessairement éthique, donc rationnelle, donc à terme universelle. À défaut de se débarrasser de la superstition, de l’exaltation, du fétichisme, du cléricalisme, les meilleures intentions ecclésiales débouchent sur le « mal radical » qu’elles prétendent combattre. Le « despotisme clérical » vise, en Europe comme ailleurs, la domination sur l’espace privé et public, en vue d’installer un esprit de servilité. La réflexion rationnelle sur les religions historiques comme figures imparfaites et même vicieuses de la loi morale implique donc une réformation parallèle des États militarisés et visant bien d’autres fins que morales.
Comme le dit Fussler dans sa conclusion : « La religion vraie est l’éthique elle-même, mais pensée en intégrant une dimension tragique, puisque le caractère insondable du mal radical est en même temps ce qui permet d’espérer la régénération de la liberté. »
Quels apports cette magistrale édition peut-elle nous fournir dans le « débat » qui fait rage sur la laïcité franco-républicaine ; l’intégration des populations expatriées par la bonne volonté du patronat d’après-guerre, les guerres civiles et la pauvreté ; le voile ; l’islamisme ; nos racines judéo-chrétiennes en péril, etc. ? Il n’appartenait pas à Fussler d’en parler, et cela dépasserait ce compte rendu. Je me contente de quelques observations préalables.
1/ Judaïsme, christianisme, islam sont, jusqu’à de prochaines fouilles archéologiques, trois religions moyen-orientales. Il paraît par conséquent logique que la plus jeune rejoigne ses sœurs aînées. C’est tout bonnement un regroupement familial, interrompu avec quelque brusquerie en 1492.
2/ Le catholicisme a mis 400 ans, entre Luther et Vatican II, pour reconnaître la liberté de conscience. Nos divers médiologues effarés pourraient accorder un peu de temps aux prêcheurs musulmans atteints, comme dit Kant, de Schwärmerei (exaltation).
3/ Il y a certes un islamisme politique, tout comme un christianisme et un judaïsme politiques. Les religions ne peuvent se circonscrire dans l’isoloir étanche de la sphère privée.
4/ Le confinement supposé oriental des femmes a accompagné la démocratie athénienne avant la chrétienté (près de 200 000 femmes en couvent à la fin de l’Ancien Régime).
5/ Combien de paysannes et de vieilles dames non voilées il y a encore quelques décennies, dans notre douce France ?
6/ Il s’est néanmoins produit sous nos yeux une émouvante nouveauté. La droite s’est découvert, après 200 ans, une âme de missionnaire laïque. Est-il permis de l’inviter, comme le souhaite Kant, à un austère mais salutaire examen de conscience ?
-
Les deux dernières citations sont extraites du texte de Jean-Pierre Fussler.
-
Id.