Si le prix Femina qui lui a été attribué en 2017 a enfin mis l’œuvre de John Edgar Wideman en lumière en France, Mémoires d’Amérique, le premier recueil de nouvelles à paraître dans notre pays, nous assure qu’il est l’un des grands écrivains de notre époque.
John Edgar Wideman, Mémoires d’Amérique. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Catherine Richard-Mas. Gallimard, 272 p., 21 €
John Edgar Wideman est un écrivain qui résiste. Parce qu’il déploie une conception en partie politique de la littérature, par les sujets qu’il aborde, par la violence de son œuvre. Parce que c’est un écrivain ardu aussi, qui ne fait pas de cadeau au lecteur et le confronte à l’opacité, à l’épaisseur de la fiction. Parce que c’est un écrivain qui pense, effectivement, le geste d’écrire dans l’existence. Car tout l’enjeu de l’œuvre de Wideman se trouve dans l’intrication entre l’existence – ce qui est propre, intime, traumatique –, des enjeux politiques et moraux et la forme de la littérature elle-même. Tous ses textes se lisent ainsi, comme en profondeur, à la manière dont un foret traverse des couches de terrain. Il faut que le lecteur admette une lecture plurielle, dynamique, enchevêtrée, perturbante.
La forme brève – des cinq recueils de Wideman, Mémoires d’Amérique est le premier traduit en français – accentue la sophistication du dispositif narratif qui, à chaque texte, se rejoue, se reconfigure et se combine, faisant de ce livre une sorte de condensé de son travail. On y retrouve tous les thèmes centraux de son œuvre : la question raciale, bien évidemment, l’histoire, la dimension autobiographique, la honte, la distinction sociale et un discours sur l’écriture elle-même. On y perçoit aussi la variété tonale de l’écrivain, la virtuosité des dispositifs narratifs qu’il invente, la manière dont les formes se répondent et se chevauchent pour produire un discours nettement plus continu qu’il n’y paraît. C’est que ces nouvelles ne se lisent que les unes avec les autres, dans une sorte de superposition permanente. On y trouve des échos, des reprises, des contrepoints. Tout s’y tient. Malgré une première impression de quelque chose d’hétéroclite, comme si certains discours ne pouvaient se rencontrer, Wideman parvient à composer un recueil d’une forte cohérence. Il impose une véritable lecture d’ensemble où chaque texte, quelles que soient sa forme, sa longueur, son thème ou son ton, semble répondre aux autres. C’est une sonate qui rencontre le free jazz.
À une époque où l’univocité des discours et l’emporte-pièce prédominent, où les fractures raciales aux États-Unis s’accentuent, où la question de l’identité est omniprésente, il faut lire Wideman : pour se défaire de clichés sur la littérature afro-américaine, pour se confronter aux contradictions profondes des discours identitaires, pour réaliser, à proprement parler, la violence sociale et mentale qui submerge les individus, pour se rappeler que la fiction, l’écrit, le travail de la langue, demeurent essentiels. Wideman résiste aux facilités et oblige ses lecteurs à un effort, à une concentration continus. Il propose de traiter dans un même élan l’individu et le collectif, la mémoire et le présent, l’histoire et la fiction, le vrai et le faux, le blanc et le noir…
Ces Mémoires d’Amérique (on ne glosera pas sur cette traduction d’American Histories) constituent tout autant une histoire matricielle qu’une introspection extraordinairement franche. Les sujets s’entrecroisent : on passe de Nat Turner qui soliloque avant d’être tué à une rencontre fictive et symbolique entre Frederick Douglass et John Brown mettant en perspective la nécessité de la violence politique et symbolique ; de divagations critiques à partir de Downton Abbey ou du film de Hong-jin Na The Murderer à un professeur noir de creative writing discutant d’un texte d’une étudiante blanche qui met en scène une noire ; d’un mari infidèle qui subit des tests sanguins à une réflexion sur la manière dont des enfants se débrouillent du crime de leur père… On pourrait trouver là une forme de juxtaposition, une certaine incohérence, un bric-à-brac. Il n’en est rien ! Car ce qui se joue dans ces textes, plus que la stricte question raciale ou politique – essentielle bien sûr –, c’est la manière dont Wideman ne les aborde justement pas sous le strict rapport thématique mais en pensant comment cela se joue dans la littérature. C’est là le trait de génie de l’écrivain que de penser complètement à partir de la littérature, dans le rapport même que la fiction rend possible pour exprimer la complexité, la simultanéité de la pensée, en admettant ses contradictions.
Alors oui, il s’y exprime une violence, des injustices, une trajectoire personnelle, une injonction politique, oui, on peut y lire le portrait morcelé d’une certaine Amérique (on se souvient des pages du Projet Fanon sur le 11-Septembre, sans doute parmi les plus fortes), une contre-histoire en quelque sorte… Mais on fera mieux d’y réaliser quel éloge de la fiction, du labeur de l’écrivain, les textes de Wideman représentent. Comment il met en scène, avec une variété inouïe de procédés, la nature même du geste de l’écriture, métabolisant dans le tissu du récit les possibles et l’activité d’écrire elle-même. Wideman résiste, il ne dénonce pas univoquement, il s’engage, lui, dans ses textes. Il ne faut pas lire ses récits courts selon une optique strictement politique, mais bien comme une réflexion très forte sur le rôle, la place, la valeur de la fiction. La violence, les contradictions des êtres, la combinaison de l’individu et de la société, l’inscription du sujet dans le temps, dans une certaine histoire, ne prennent leur sens que dans la performance de l’écriture, dans ce qu’elle distord du réel et de soi simultanément.
Parvenir à cet équilibre, exprimer la violence contemporaine, ses ramifications historiques, mettre en lumière l’injustice des rapports raciaux aux États-Unis tout en admettant une singularité, intégrer à la grande histoire sa dimension subjective, multiplier les focales, varier les tons, les formes, tout cela est impressionnant. Le faire en produisant une langue littéraire véritable, pleine d’invention, de syncopes, de rythmes étranges où l’argot, la musique et les concepts intellectuels se combinent, c’est une autre paire de manches, pour le dire trivialement ! C’est là que se loge la puissance remarquable de Wideman – probablement l’un des très grands auteurs contemporains –, dans la faculté de réunir les idées complexes avec la matière même de la langue. Il fait partie de ces écrivains qui parviennent à produire des dispositifs narratifs exceptionnellement riches, à réinventer la langue, à mettre le doigt sur les contradictions, intérieures et contextuelles, de notre époque. À l’instar de J. M. Coetzee, avec qui il partage un remarquable équilibre entre l’idée et la forme narrative, qui comme lui réclame un lecteur exigeant, il introduit des audaces qui peuvent déstabiliser mais qui ne sont jamais vaines, car elles font se déplier le monde, non pas dans ce qu’il est strictement, mais pour ce qu’il produit en nous. Wideman est un écrivain qui introduit une tension dans le réel, dans les rapports que l’on entretient avec lui, qui ne juge pas, mais ordonne ses effets et ses désordres dans la forme même de la littérature. Ce n’est pas rien ! Et cette résistance, n’est-ce pas la fonction même de la littérature aujourd’hui ?