Alan Sillitoe l’enragé

Introuvable depuis de longues années, la traduction de Samedi soir dimanche matin reparaît aux éditions de L’Échappée. Le premier roman de l’écrivain britannique et « angry young man » Alan Sillitoe (1928-2010), dans le monde ouvrier de Nottingham.


Alan Sillitoe, Samedi soir dimanche matin. Trad. de l’anglais par Henri Delgove. L’Échappée, coll. « Lampe-Tempête », 283 p., 20 €


Dans L’homme révolté, objet d’une des grandes lectures d’Alan Sillitoe, Albert Camus écrit qu’au contraire du ressentiment, sécrétion néfaste, en vase clos, la révolte « fracture l’être et l’aide à déborder ». Le révolté refuse qu’on touche à ce qu’il est. « Il lutte, dit Camus, pour l’intégrité d’une partie de son être. Il ne cherche pas d’abord à conquérir, mais à imposer. »

Comme Charles Lumley, le héros de Hurry on down de John Wain, un autre de ces écrivains que l’Angleterre de l’après-guerre a regroupés sous le nom d’Angry Young Men, Arthur Seaton, l’ouvrier de Samedi soir dimanche matin, semble prisonnier de son milieu, sans espoir et peut-être sans volonté d’en sortir. La révolte de ces enragés est sans issue, assurément vouée à l’échec, bien qu’ils fassent tout pour briser les carcans.

Alan Sillitoe, Samedi soir dimanche matin

« Saturday night sunday morning » de Karel Reisz (1960)

Premier roman d’un rebelle qui ne s’est engagé dans la Royal Air Force que pour comprendre qu’il refuserait toujours de se laisser embrigader, Samedi soir dimanche matin est un de ces livres qui, en France, ont subi le sort des œuvres que tout le monde croit avoir lues, alors qu’elles sont tombées dans une espèce de purgatoire. La traduction de Samedi soir dimanche matin, due à Henri Delgove, était devenue introuvable, jusqu’à ce que les éditions de L’Échappée, triomphant de toutes sortes d’obstacles éditoriaux, la republient aujourd’hui dans la collection « Lampe-Tempête », la bien nommée.

Arthur Seaton travaille dans une usine de Nottingham où sa seule distraction est de jouer, comme un gamin, des tours pendables à quelques vieilles biques qui ne se méfient pas assez de lui. Son défi quotidien consiste à réussir à abattre quatre cents cylindres en trois heures « pour pouvoir passer un moment agréable en flânerie camouflée, en affectant d’être fort occupé ». Il avait commencé tôt dans ce métier, débutant à quinze ans comme garçon chargé de porter des échantillons de pièces d’une section des ateliers à l’autre, « ou de faire des courses en ville sur un vélo à coffre ».

Comme tout est bancal dans sa vie et qu’il tient à rester sans attaches, il a une liaison avec la femme d’un de ses amis. Il est antiféministe, préfère les femmes mariées, passe la semaine à attendre le samedi où, avec sa paie, il prend une cuite jusqu’à rouler en bas des escaliers. Les pubs, l’adultère, les avortements clandestins, la certitude qu’il ne faut se marier que lorsqu’on ne peut plus y couper : dans un langage populaire que traduit parfaitement l’adaptation cinématographique réalisée par Karel Reisz en 1960, Albert Finney, alias Arthur Seaton, joue le rôle d’un réfractaire, tantôt nonchalant, tantôt sarcastique. Et le lecteur de se demander si l’irréductible ne va pas rentrer dans le rang : le passage du samedi soir au dimanche matin n’est pas seulement le moment de la soûlerie, c’est aussi l’heure du réveil brutal et de la prise de conscience d’un saut dans le vide.

Alan Sillitoe, Samedi soir dimanche matin

Les personnages d’Alan Sillitoe, ces orphelins d’idéal, prennent souvent le chemin de la délinquance juvénile, manière de s’injecter une bonne dose de pessimisme sans ressentiment, mais avec l’envie de semer la zizanie dans une société étouffante, qu’ils ne sont pas loin de comparer à une camisole de force. Dans « La solitude du coureur de fond », nouvelle du recueil éponyme, un jeune homme, envoyé dans un camp de redressement, monologue, crachant son venin contre ceux qui le tiennent captif et voudraient qu’il mène « une vie honnête ». Il s’entraîne chaque jour à l’aube, le ventre vide, car il est supposé gagner la coupe du meilleur coureur. Il trotte tous les matins en remâchant des pensées de révolte.

Dans La fille du chiffonnier, autre recueil de nouvelles, le jeune malfaiteur, qui opère la nuit en entraînant son amoureuse de dix-sept ans, se rappelle que son premier vol remonte à la maternelle. Il avait cinq ans. Il fut, dit-il, précoce pour découvrir que l’argent et les ennuis vont de pair. En réalité, tous ces méfaits, mis en scène comme un jeu, vont mener à une fin tragique.

Samedi soir dimanche matin dit la passion de vivre, contrariée, de ces « jeunes gens en colère » freinés dans leur fureur d’exister. Réédité aujourd’hui, ce roman prend un nouveau sens. Ces outlaws qui narguent une société oppressive, prête à exclure des marginaux, n’incarnent pas seulement l’homme révolté, ils sont de la mauvaise graine dont on fait les meilleurs livres.

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