À l’Artistic Théâtre, Catherine Salviat et Arnaud Simon font entendre des récits d’exil, respectivement L’analphabète d’Agota Kristof et La légende du saint buveur de Joseph Roth. À la Reine Blanche, Jean-Pierre Bodin, Alexandrine Brisson et Christophe Dejours proposent L’entrée en résistance : trois spectacles rares, à voir et à soutenir en des temps difficiles.
Agota Kristof, L’analphabète, par Catherine Salviat. Artistic Théâtre. Jusqu’au 3 janvier 2019
Joseph Roth, La légende du saint buveur, par Arnaud Simon. Artistic Théâtre. Jusqu’au 5 janvier 2020
Jean-Pierre Bodin, L’entrée en résistance, par l’auteur. Avec Alexandrine Brisson et Christophe Dejours, Théâtre de la Reine Blanche. Jusqu’au 5 janvier 2020
Anne-Marie Lazarini, qui dirige l’Artistic Théâtre ainsi que la compagnie Les Athévains avec Dominique Bourde et François Cabanat, programme parfois des « petites formes ». Ainsi, elle a donné la possibilité à Catherine Salviat, interprète de deux de ses récents spectacles, Probablement les Bahamas de Martin Crimp et Les rivaux de Sheridan, de retrouver L’analphabète d’Agota Kristof. La sociétaire honoraire de la Comédie-Française souhaitait rendre hommage à Nabil El Azan, mort l’an dernier, qui lui avait permis de découvrir ce texte et l’avait mise en scène. Elle précise bien qu’elle ne reprend pas le spectacle créé en 2015, mais qu’elle souhaite prêter une nouvelle fois sa voix à Agota Kristof. Celle-ci, d’origine hongroise, écrivait en français, publiait ses romans, en particulier Le grand cahier, et ses pièces aux éditions du Seuil, à l’exception de son seul texte autobiographique, édité par une petite maison (Zoé, 2004) de cette Suisse où elle avait trouvé refuge et où elle est morte en 2011, à soixante-quinze ans.
En tailleur et bottines, Catherine Salviat pénètre sur le plateau nu, que vont structurer les lumières de François Cabanat. Elle commence : « Je lis. C’est comme une maladie. Je lis tout ce qui tombe sous la main, sous les yeux […] Tout ce qui est imprimé. J’ai quatre ans. La guerre vient de commencer ». Elle se livre à des mimiques drôles pour évoquer le temps de l’enfance, celui de la petite fille avec ses deux frères. Mais elle abandonne vite toute imitation pour dire la vie au pensionnat, puis en 1956 la fuite périlleuse en Autriche, l’arrivée en Suisse, la vie d’ouvrière pendant cinq ans, le difficile apprentissage du français, le sentiment de l’exil, la nostalgie persistante du pays natal et de la langue maternelle. Au début de chacun des onze chapitres, elle fait silence, se retourne vers le lointain, comme pour entrer dans une nouvelle tonalité. Elle reste ensuite presque immobile, toute en sobriété et en tension, laissant passer les diverses émotions sur son beau visage, confiant à ses seules mains une expressivité retenue. Une heure durant, elle sert magnifiquement la langue de celle qui s’est longtemps considérée comme « analphabète ».
Joseph Roth, lui aussi, a connu l’exil, les dernières années de sa vie, après l’arrivée des nazis au pouvoir, la destruction de ses livres. Venu à Paris en 1934, il y mourut en mai 1939, à quarante-quatre ans, dans la misère. Il écrivit une dernière nouvelle, peu avant sa mort, La légende du saint buveur, qui s’achève ainsi : « Que Dieu nous accorde à nous tous, à nous autres buveurs, une mort aussi douce et aussi belle ! » Il y prête son expérience de l’exil et de l’alcoolisme à un ancien mineur polonais, Andreas, réfugié sous les ponts de la Seine. Il témoigne d’une grande compassion pour son personnage en même temps qu’il semble trouver pour lui-même une consolation dans les miracles, ou les visions, qu’il lui attribue.
À partir de la nouvelle traduction de l’allemand par Sylviane Bernard-Gresh, l’acteur et metteur en scène Arnaud Simon a adapté le texte, qui l’a accompagné longtemps comme « une sorte de talisman ». Sans jouer l’ivresse, il incarne pleinement le personnage dans la scénographie de François Cabanat. Sur le plateau sont disposées diverses tables et chaises comme à la terrasse d’un café. Arnaud Simon se déplace de l’une à l’autre, au rythme des rencontres d’Andreas. Mais il finit toujours par s’attabler devant un verre ou deux, à trouver un obstacle sur le chemin de l’église Sainte-Marie des Batignolles et la statue de la « petite Sainte-Thérèse », terme prévu du périple ; la projection d’un vitrail au lointain rappelle ce but ultime. À sa première apparition, il tient un petit livre ouvert et semble se préparer à en suivre les lignes ; mais il l’abandonne très vite et fait d’autant mieux apprécier la performance de l’acteur seul en scène, qui ne cesse d’associer actions physiques au texte dit, avec toutes ses nuances d’empathie, d’humour, de découragement.
Le Théâtre de la Reine Blanche, « scène des arts et des sciences », est aussi dirigé par une femme, Élisabeth Bouchaud, physicienne, auteure et comédienne. Le spectacle actuellement programmé, L’entrée dans la résistance, se présente comme une « pièce scientifique ». Il est coproduit par les Tréteaux de France, Centre dramatique national dirigé par Robin Renucci, et la compagnie La Mouline, créée par Jean-Pierre Bodin. Ce serait trop long de retracer le parcours de celui qui fut régisseur de 1984 à 1994 au Théâtre de Poitou-Charentes, alors dirigé par Robert Gironès et Jean-Louis Hourdin, puis, à partir de 1994, acteur et auteur. Très nombreux, chacun seul a constitué une étape importante vers L’entrée dans la résistance : spectacle créé en 2012 sur la souffrance au travail, à partir du suicide d’un cadre, délégué syndical, dans son entreprise. Christophe Dejours, psychiatre, titulaire de la chaire psychanalyse-santé-travail au Centre national des arts et métiers, fondateur de la psychodynamique du travail, y apparaissait en vidéo. Cette fois, il est présent sur le plateau avec la musicienne et réalisatrice Alexandrine Brisson ainsi que Jean-Pierre Bodin.
Le spectacle commence par des chants d’oiseaux, à écouter longuement. Jean-Pierre Bodin entre en scène, sur fond de lumineux sous-bois projetés sur deux écrans. Il incarne un forestier, heureux au travail, mais confronté aux exigences de l’Office national des forêts, qui souhaite multiplier les cubages, remplacer les arbres de diverses essences par des pins Douglas, plus rentables. Il se retrouve bientôt isolé, et tenté de renoncer à ses valeurs face à la trahison des autres. À partir de cet exemple, Christophe Dejours met en lumière l’évolution récente du monde du travail, la perversion du langage managérial, la pression hiérarchique, les évaluations individualisées des performances. Il détaille trois réactions possibles, ainsi simplifiées : arrêter de penser, faire du zèle, entrer en résistance. La troisième exige prudence et discrétion, commence à exister dans des « enclaves » aussi bien dans le secteur privé que public.
Consacrer un livre à ces « enclaves » risquerait de menacer leur existence, mais le théâtre peut agir en contrebande, surtout quand il fait œuvre de beauté, associée à la recherche critique. Christophe Dejours, frère du compositeur et chef d’orchestre Olivier Dejours, se met au piano, comme il le fait quotidiennement en amateur ; Alexandrine Brisson joue du violon et accompagne la représentation de ses magnifiques images projetées : chemins forestiers, écorces d’arbres, fleurs visitées par une abeille. Le spectacle est suivi d’un bref débat ; il peut sortir des lieux scéniques, grâce à un dispositif autonome, se diffuser partout en des temps en manque de créations aussi inventives.