Cinquante ans après le volume Histoire de ma vie et autres textes autobiographiques, quinze romans de George Sand rejoignent la prestigieuse collection de la Pléiade. Cet événement réjouit les spécialistes, mais il triomphe surtout des imaginaires genrés qui associent l’écriture des femmes à l’écriture de soi, et il consacre un autre visage de l’écrivaine, plus représentatif de sa production.
George Sand, Romans, I et II. Édition publiée sous la direction de José-Luis Diaz avec la collaboration d’Olivier Bara et de Brigitte Diaz. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2 vol., 1 936 p. et 1 520 p., 67 € et 63 € (jusqu’au 20 mars 2020)
Cette publication est aussi le signe que Sand continue d’être lue et étudiée malgré la dépréciation dont elle a été victime après sa mort, dans les circonstances que rappelle José-Luis Diaz en introduction. La réédition est en effet à replacer dans le contexte d’un mouvement plus vaste de renaissance des études sandiennes. À côté des colloques scientifiques et des numéros de revues qui maintiennent leur fréquence régulière depuis le bicentenaire de la naissance de l’autrice en 2004, on voit naître des thèses de doctorat et des publications « grand public » : la biographie de Martine Reid dans la collection « Folio biographies » (Gallimard, 2013), par exemple, ou le livre de Michelle Perrot George Sand à Nohant. Une maison d’artiste (Seuil, 2018). Alors que les chercheurs, rompus au commentaire de l’œuvre sandienne, redécouvrent les liens de l’autrice avec son temps (Sand et ses sociabilités artistiques, Sand et Dumas père et fils, Sand lue par les romanciers étrangers), on voit paraître des livres de curiosité enquêtant sur la vie quotidienne et intime de l’écrivaine, qui signalent une mythification de sa personne. On peut désormais se promener Sur les pas de George Sand (Gonzague Saint Bris, 2004), se délecter des Carnets de cuisine de George Sand (Muriel Lacroix et Pascal Pringarbe, 2013) ou encore détailler Les plus beaux manuscrits de George Sand (Régine Deforges, 2004).
Notre actualité sociale et politique favorise, semble-t-il, l’écrivaine. À l’heure où le féminisme occupe les devants de la scène médiatique, à l’heure des « me too » et des débats sur l’écriture inclusive, George Sand, figure majeure de l’histoire de la littérature et romancière préoccupée du sort que la société fait aux femmes, intéresse. Son exemple nourrit la réflexion et sert d’argument. À cette explication s’ajoute peut-être celle d’un regain d’intérêt pour le XIXe siècle, ce siècle qui a inventé le roman, comme se plaît à le dire George Sand, et qui est aussi un siècle d’espoirs politiques et sociaux succédant à la Révolution française et précédant la révolution industrielle. Or, celle qui a imaginé Mauprat, La mare au diable et La ville noire incarne magistralement les espoirs de son temps.
Les quinze textes qui nous sont livrés ici en témoignent. Le choix des éditeurs n’était pas aisé : sélectionner quinze romans parmi près de soixante-dix relève de la gageure. José-Luis Diaz a pris le parti de « donner une image à la fois incitative et cohérente des aspects multiples qu’a pris l’art de notre romancière ». On trouve donc dans cette édition des textes écrits à des moments très différents de sa carrière – du premier roman publié, Indiana (1832), à l’un des derniers, Nanon (1872) – et représentatifs des différentes veines auxquelles elle s’est essayée. La veine sentimentale, qui traite des rapports entre les sexes dans la relation amoureuse, est représentée par Indiana, roman de la femme mal mariée, Lélia, Lucrezia Floriani et Pauline, romans qui problématisent le sort de la femme artiste ou intellectuelle dans la société à travers une héroïne qui ne parvient pas à conjuguer sa gloire d’actrice et sa vie affective, ainsi que par Elle et Lui.
On relit avec plaisir ces romans dont la facture a un cachet désuet, empruntée qu’elle est à la tradition du roman sentimental du XVIIIe siècle. Sand a lu Mme de Genlis, Mme de Souza, Mme de Krüdener, Mme de Staël, et s’est inspirée de leurs trames romanesques, de leurs histoires d’adultère, pour questionner l’inégalité des droits entre les sexes dans la société. « L’amour est un contrat tout aussi bien que le mariage », rappelle la voix narrative à la « foule de masques indifférents ou railleurs » qui place le sentiment loin derrière les titres et les dots.
À côté de ces romans qui questionnent le sort de la femme dans le mariage et celui de la femme artiste, on peut lire un roman de la courtisane, Isidora, qui met en jeu les préjugés de ce siècle misogyne qui fut celui de Sand. L’époque nourrit une véritable obsession pour cette figure qui remplit les œuvres de Balzac, de Sue, de Dumas, et qui traverse une bonne part de la littérature panoramique. Les littérateurs d’alors « prétendent ou répètent qu’il y a deux sortes de femmes, celles qu’on épouse pour le pot-au-feu et celles qu’on a pour son plaisir » : André Léo s’en plaint dans Marianne, Sand le montre dans Isidora et, en faisant connaître intimement un personnage de courtisane idéaliste et désabusée, déconstruit cet imaginaire du sexe féminin que son siècle a construit.
On redécouvre avec un égal plaisir les romans de la veine champêtre, La mare au diable, François le Champi, La petite Fadette, ces « bergeries » dont Sand retrace l’origine littéraire dans ses préfaces et qu’elle a remises au goût du jour. Cette trouvaille constitue l’une de ses originalités, et l’une de ses grandes réussites puisque la formule fera des émules tout au long du XIXe siècle, en France comme à l’étranger. Seule une connaissance intime des campagnes du centre de la France pouvait donner lieu à une peinture aussi juste et touchante des paysans et de la vie aux champs. Ni Les paysans de Balzac (trop verbeux), ni La terre de Zola (trop symbolique) n’égalent la réussite de personnages tels que Germain, François ou Sylvinet. Les histoires d’amour, d’identité et de fraternité sandiennes remplissent à merveille l’objectif qu’elles se donnent de sensibiliser au sort des paysans et de convertir les lecteurs bourgeois et citadins à une morale plus proche de la nature.
On trouvera aussi, dans ces deux volumes, des romans plus franchement politiques. Mauprat et Nanon livrent, à trente ans d’intervalle, les idées démocratiques de leur autrice à travers une intrigue qui prend pour cadre la Révolution française. La ville noire, étonnant roman ouvrier, est l’un des premiers textes littéraires du XIXe siècle à attirer l’attention sur le milieu industriel. Tonine et Sept-Épées y introduisent le lecteur dans l’usine du Val-d’Enfer, où les armuriers, couteliers et serruriers manient le fer dans des conditions hygiéniques et financières révoltantes, que les deux héros se chargeront de faire évoluer au fil des obstacles et des rencontres.
La romancière aux multiples ressources a aussi composé des romans sur l’art dont le lecteur trouvera ici deux échantillons : Le château des désertes et Les maîtres sonneurs. La petite communauté d’artistes qui a trouvé refuge dans le château des Désertes pour réfléchir à la façon de renouveler l’art de son temps et les sonneurs des différentes régions de France qui s’affrontent lors d’un concours de maîtres cornemuseux transmettent les idées artistiques de Sand : sur l’originalité et l’imitation, sur l’individuel et le collectif, sur le génie et le public, etc. On s’y émerveille des connaissances musicales de celle qui connut Liszt et Chopin, et de son talent de transposition : les deux romans réussissent le pari de communiquer aux lecteurs les émotions artistiques de leurs virtuoses.
Enfin, dans Laura, voyage dans le cristal, le lecteur peut découvrir un roman philosophique qui tend à montrer que l’idéal (amoureux, esthétique) peut se trouver dans la réalité puisque sa rencontre n’est qu’une question de regard porté sur le monde quotidien.
Cette édition montre ainsi parfaitement la diversité des genres pratiqués par Sand, et José-Luis Diaz rappelle que cette diversité a été l’un des garants du succès de l’autrice. La critique de son temps a pu faire cet éloge : « l’ensemble de ses œuvres représente, pour ainsi dire, l’histoire de notre littérature depuis une dizaine d’années ; on la suit dans toutes ses phases et l’on retrouve ses diverses influences par le cachet nouveau et particulier de chacun des ouvrages de M. Georges [sic] Sand ». Pour autant, comme le signale l’introduction, l’œuvre de Sand n’est pas exempte de retours de situations et de thèmes obsédants, de types récurrents, de clichés narratifs, et l’on peut y dessiner à l’envi des ensembles thématiques, narratifs ou idéologiques. Ainsi, ce que cette édition consacre véritablement, c’est un goût prononcé et une maîtrise innée du roman et de l’invention romanesque.
On espère que ces deux volumes, annoncés comme une « première salve », seront suivis d’autres et que les romans d’aventure (Consuelo et La comtesse de Rudolstadt, L’homme de neige, Les beaux messieurs de Bois-Doré), où la verve romanesque de Sand s’exprime le mieux, pourront à leur tour trouver place dans cette prestigieuse collection.