Proposant « une autre histoire des grandes découvertes » par la sortie du récit européen, L’exploration du monde ne convainc guère, ni par le ton, ni par la méthode.
Romain Bertrand (dir.), L’exploration du monde. Une autre histoire des grandes découvertes. Seuil, 497 p., 27 €
Le ton militant de l’introduction de L’exploration du monde fatigue un peu avant même de prendre la route. Le directeur de l’ouvrage, l’historien Romain Bertrand, a toutes sortes de comptes à régler : avec l’Europe dominante, les théoriciens du progrès, les bases idéologiques de l’histoire des « grandes découvertes » qu’il compare à l’invention de la Renaissance par Burkhardt, les « messieurs des villes en souliers vernis », les grands « découvreurs », auprès desquels il est temps de redonner leur place aux humbles auxiliaires indigènes. Toutefois, il conclut sur une note plus conciliante : le volume entend seulement ajouter quelques pages inédites ou ignorées à ce grand récit – 500 pages, quand même. Agrémentées de nombreuses illustrations qui sont à elles seules un voyage raffiné.
L’historiographie des dernières décennies a largement ouvert la voie du rejet de l’eurocentrisme sous toutes ses formes. Serge Gruzinski, par exemple, auteur ici de l’article sur les ambitions planétaires des conquistadors au Mexique, l’avait déjà prise en montrant dans L’Aigle et le Dragon l’envers du décor visité par nos « héros » européens et en attaquant l’histoire téléologique des envahisseurs. Autre artisan de l’histoire globale, Patrick Boucheron relit le Devisement de Marco Polo et nous le confirme : le Vénitien est bien allé en Chine.
Les épisodes du volume sont classés par ordre chronologique. Mieux vaut les consommer en doses individuelles, car ils offrent presque autant d’amorces de romans, visites rendues insolites par le décentrement du regard, voyageurs d’origines, de religions, mœurs, professions, buts et costumes divers, qui ont laissé des récits plus ou moins détaillés de leurs aventures. Il y en a pour tous les goûts, des émissaires mamelouks, un espion bourguignon, une botaniste d’Amsterdam, un esclave haoussa, un marin cartographe ottoman, la caravane d’un sultan du Mali, l’armée des Francs, un eunuque chinois, la compagne de Commerson qui, comme dans les chansons de marins, se déguise en homme pour le suivre dans l’expédition de Bougainville, et bien d’autres. Les périples décrits, une centaine, s’étendent de 645 à 1938, de la Chine au Brésil, du moine bouddhiste Xuanzang à l’anthropologue Claude Lévi-Strauss. Pourquoi les navigations irlandaises en sont exclues, on ne le saura pas. Trop eurocentriques, elles aussi ?
Pourtant, on croise pas mal de célébrités européennes, commanditaires ou explorateurs, Théodoric roi des Ostrogoths, les frères d’Hauteville, Erik le Rouge, Roger II de Sicile, Philippe le Bel, les conquérants Hernan Cortès, Pizarre, Samuel de Champlain, mais aussi les inévitables Bartolomeu Dias, Christophe Colomb, Vasco da Gama, Amerigo Vespucci, Giovanni Caboto le parrain de la tour Cabot à Terre-Neuve, Magellan, John Rolfe le colon qui épousa Pocahontas, Tasman le Néerlandais, le Danois Bering, Stanley et Livingstone, le capitaine Cook, Jules Verne, Ella Maillart, René Caillié l’homme de Tombouctou, Albert Kahn dont on peut aujourd’hui visiter le musée d’images et les jardins reconstitués à Saint-Cloud…
Les différents auteurs du volume retracent autant que faire se peut, à la lumière des textes qui ont survécu, les itinéraires des voyageurs, leurs mobiles et les effets de leur passage, les échanges diplomatiques entre divers continents, les enseignements qu’on peut en tirer en matière géographique, politique, religieuse. Ces parcours ne sont pas tous des découvertes : les Vikings scandinaves, puis les Normands, empruntaient des routes commerciales et des voies d’eau connues. Des réseaux existèrent à des moments précis, « reliant entre eux des espaces géographiquement très éloignés les uns des autres », souligne Annliese Nef à propos des cinq mille noms recensés par le géographe Al-Idrisi, inventeur du premier planisphère, dans un recueil offert à Roger II en 1154. Une chancellerie trilingue arabe-grec-latin vient d’être installée en Sicile. Au moment où les Hauteville découvrent le monde islamique et doivent inventer un statut pour la population majoritairement musulmane, l’Andalou leur décrit minutieusement l’étendue du monde connu en y intégrant leur Occident latin, accordant la même importance à toutes les parties de l’oïkoumène. La Sicile, on le sait, sera le laboratoire de Frédéric II Hohenstaufen, aux confins de trois empires, trois cultures.
Certains épisodes bien connus sont revus sous un angle neuf, comme l’alliance stratégique et commerciale conclue au grand scandale des monarchies chrétiennes entre François Ier et Soliman le Magnifique. Frédéric Tinguely expose un autre côté du tableau, la campagne contre la Perse que mène parallèlement le sultan, et d’autres protagonistes comme le naturaliste Pierre Gilles à qui l’ambassade offre l’occasion inespérée de disséquer un éléphant, ce qui lui permet de démontrer que, contrairement à l’opinion des Anciens, l’animal possède les articulations nécessaires pour plier les pattes. L’histoire émouvante de Pocahontas, érigée en symbole du ralliement indien à la civilisation occidentale, permet à Gilles Havard de déconstruire les fantasmes de la mythologie coloniale américaine. Bernard Heyberger suit d’Alep à Versailles Hanna Dyâb, un maronite à qui Antoine Galland doit quelques-uns des contes des Mille et Une Nuits, venu à Paris comme domestique d’un voyageur antiquaire car il espérait obtenir un poste d’expert en langues orientales au service de Louis XIV.
L’authenticité des récits n’est pas toujours fiable : tous les voyageurs médiévaux trichent, rappelle François-Xavier Fauvelle, c’est-à-dire qu’il leur arrive de décrire des lieux où ils n’ont jamais mis les pieds en se fiant aux histoires qu’ils ont pu recueillir en route. Sans surprise, comme souvent dans les recueils consacrés à ce type d’explorations, les sujets d’émerveillement et leurs descriptions détaillées alternent avec les résistances, l’hostilité à des mœurs jugées païennes ou barbares, les missions civilisatrices ou prédatrices ou les deux, les enjeux politiques, les rencontres brutales entre populations qui s’ignorent ou se haïssent. Le dernier article, sur la leçon d’écriture qui tourne court entre Lévi-Strauss et Júlio, le chef des Nambikwara, s’achève sur une note modérément optimiste : « Le malentendu, spectaculaire, est toutefois entré dans l’histoire comme l’amorce d’une anthropologie enfin inversée. » Elle résume le ton et les espoirs de cette enquête collective.