Les « histoires sans paroles » du graveur belge Frans Masereel, précurseur du roman graphique, continuent d’être rééditées par les éditions Martin de Halleux. Après La ville et Idée, 25 images de la passion d’un homme et L’Œuvre offrent une nouvelle possibilité de redécouvrir un artiste original, alliant puissance visuelle, fulgurances narratives et force de l’implicite. Ces rééditions sont les premières intégrales en français depuis les publications d’origine, en 1918 et 1928.
Frans Masereel, 25 images de la passion d’un homme. Martin de Halleux, 64 p., 18,50 €
Frans Masereel, L’Œuvre. Martin de Halleux, 112 p., 18,50 €
25 images de la passion d’un homme raconte une vie en vingt-cinq gravures, sans le moindre texte. Pacifiste militant, Masereel propose sa version laïque d’un chemin de croix, inspiré des usines d’armement en grève dans la Loire en 1917-1918. Jouant principalement sur des à-plats de noir éclairés de touches de blanc, âpres, brutes, anguleuses, les images de Masereel parviennent à une extraordinaire condensation narrative : une jeune femme enceinte se tient le ventre avec une expression consternée ; sur l’image suivante, un enfant dans les bras, elle fuit une maison mitoyenne, chassée par un couple hargneux. Cela suffit à comprendre que l’« homme » du titre naît d’une fille-mère pauvre, jetée dans les rues d’une ville dont les usines à l’arrière-plan prouvent qu’elle est industrielle. Le sort de l’enfant est scellé : sa « passion » sera sociale. Il travaillera tout jeune, connaîtra la faim, les inégalités et la prison. Une gravure (choisie comme couverture) le montre adulte marchant dans un bois, pensif. Sur une vignette de 4 cm par 5, Masereel montre juste un homme réfléchissant et, entre la scène de cabaret qui précède et la suivante montrant le héros en train de lire, appuyé à une cheminée, c’est une image de dignité magnifique. L’homme rencontre l’amour, harangue ses collègues, fait mettre la crosse en l’air aux soldats venus mater la grève, est arrêté. On peut deviner quelle sera, en 1918, la fin de l’histoire.
Dans L’Œuvre, dix ans plus tard, le style s’est arrondi mais conserve le même pouvoir de suggestion. Plus long (60 planches), ce roman sans paroles se révèle aussi plus mystérieux. Un sculpteur crée une statue monumentale ; elle prend vie, échappe à son créateur et s’enfuit. Comme le héros de 25 images, le géant va faire divers apprentissages, dont ceux de l’amour et de la violence, violence à laquelle il est, lui, en mesure de répondre. De même que dans Idée, sa naissance, sa vie, sa mort (1920), la créature en liberté sème le désordre au fil de son parcours erratique. Attaqué tel Gulliver par des soldats miniatures, le géant se livre en retour à une orgie de destruction. Masereel l’étire sur cinq gravures en une étonnante danse du chaos, une célébration du mouvement où les immeubles valsent comme des quilles.
L’humour traverse également L’Œuvre, combiné à une sorte d’ésotérisme narquois : pour se reposer, le géant choisit un cimetière, une église, les pyramides surplombées par un énorme sphinx, auxquels il s’adosse dans une attitude de méditation, mais les deux tours de l’église lui servent de balançoire. Il confronte Dieu et Diable, avant de les abandonner, engagés dans une bagarre de chiffonniers. Il grimpe jusqu’aux astres, calant les planètes sous son bras comme de simples ballots, jusqu’à ce qu’il ait trouvé la bonne, sur laquelle il s’endort ou qu’il étreint, on ne sait.
Alliant l’expressionnisme à la simplicité, L’Œuvre gagne la profondeur de la suggestion : on peut rêver longtemps devant ces images apparemment naïves mais aux postures et aux expressions incroyablement émouvantes. On peut passer longtemps à construire un sens à partir de leur succession et de leurs détails (comment interpréter l’auréole dont est nimbé le petit sculpteur, pourquoi le géant fait-il une halte en Égypte avant de se lancer à l’assaut des astres ?)
Une impression de déjà vu, liée, non à ces images, mais à d’autres qui les rappellent, saisit également. Le rapport du géant aux immeubles élevés et aux femmes évoque King Kong (1933). Ses attitudes furieuses font penser aux explosions de colère d’Olrik, ou aux robots du professeur Sato, chez Edgar P. Jacobs, autre dessinateur belge. Sans compter l’influence évidente sur certains romans graphiques contemporains. Dessinateurs et graphistes n’ont jamais oublié l’œuvre de Masereel, comme le prouvent les préfaces rédigées par deux auteurs de bande dessinée, Thomas Ott et Loustal. Sa force d’expression narrative, que ce soit dans la sobre dénonciation de l’injustice sociale ou dans l’interrogation plus ambiguë sur la création, peut toucher n’importe qui.