Le charme flou de l’archive

L’édition parfaite d’un petit carnet de voyage du fondateur de la géographie française, Paul Vidal de La Blache, est une réussite esthétique et intellectuelle. Le recto donne la photo de la page, en regard du texte déchiffré au verso. Le fétichisme du document brut, les mystères d’une pensée d’époque, sa logique, intéressent autant que le sujet, un regard sur l’Allemagne de 1885 et 1886. De quoi régaler le lecteur et, pourquoi pas, le bibliophile.


Paul Vidal de La Blache, Carnet 9. Allemagne & varia. Édition de Marie-Claire Robic et Jean-Louis Tissier. Avant-propos de Jean-Christophe Bailly. Macula, 204 p., 18 €


Il y a sans doute de la révérence dans cette édition du neuvième parmi les 33 carnets de Paul Vidal de la Blache détenu par la bibliothèque de l’Institut de géographie de Paris. Le sensible et incertain du document, sorte de « poème effiloché », a convaincu l’éditeur Macula. Il y a en effet un rapport à la spontanéité, une stylistique de l’ellipse qui plaisent en sus de ce que rapporte un intellectuel républicain qui traverse l’Allemagne jusqu’à Berlin et Breslau.

Paul Vidal de La Blache, Carnet 9. Allemagne & varia

Paul Vidal de La Blache (vers 1890)

On est au moment où la question de la défaite de 1871 est moins prégnante et « ce moment allemand de la pensée française » fait de cette Allemagne un pôle, et, même s’il n’en est rien dit dans les carnets, les éditeurs font remarquer que La Blache a inscrit son fils au lycée de Darmstadt pour qu’il acquière une bonne connaissance de l’allemand, la langue des intellectuels d’alors. S’il a pu assister à quelques leçons de littérature qui ne l’enthousiasment pas, car la philologie ne s’embarrasse pas de considérations sur la littérarité des textes ou sur leur vivacité, le géographe note en revanche que des tableaux sont affichés dans les classes de Berlin et il se promet d’en proposer de pareils à Colin et de les faire réaliser par Collignon : on est alors au plus près de l’invention qui régira la pratique pédagogique pour les cent ans à venir.

La Blache usa fréquemment des vacances scolaires de Pâques et d’été pour regarder le monde, caractériser ce qu’il voyait dans l’immédiateté de juxtapositions, et écrire afin de tirer du voyage de géographie tout ce qu’une « géohistoire » peut suggérer. Il a fondé la géographie républicaine des années 1880 en tant qu’universitaire rapidement devenu sous-directeur des études à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm où il avait été élève, et son questionnement porte sur ce qu’est une nation.

Le géographe porte l’histoire au sein de la leçon de philosophie que Renan vient de donner en Sorbonne. En marge de traces de petite comptabilité, on constate que le carnet rend à l’espace et à la topographie ce qui est singulier mais compose néanmoins la grande Allemagne de 1871, et il donne à la géographie le sens que son aîné Ernest Lavisse donnait à l’histoire, dès sa thèse, obsédé qu’il était par la naissance de la puissance prussienne. Or, cette Allemagne déjà diverse, du sud au nord, a intégré des populations, souvent miséreuses à l’est, un prolétariat dont les enfants vont à l’école pieds nus en septembre. Ces trois millions de Polonais subissent une politique de fer, interdits de tout enseignement ou même d’avoir un théâtre dans leur langue, et nous pensons alors au cas alsacien, sur lequel La Blache est fort discret et qu’il nuance subtilement.

Paul Vidal de La Blache, Carnet 9. Allemagne & varia

© Macula

Ce braudélien avant l’heure affirme que la Méditerranée est, elle, plus compartimentée à l’est qu’à l’ouest et que des recompositions en ressortiront ; et il se laisse aller à deux ou trois considérations à la Michelet sur les Méridionaux (français) qui sont plus secs, comme leur air, et qui auraient mieux résisté que les Allemands lors de la campagne de Russie. Il ne cesse aussi de pister ce qu’il appelle « le type allemand » et il le trouve souvent minoritaire. La question de ce qui soude ou mine un État-nation est en réalité sa grille principale d’interrogations. Le disparate et l’homogène en découlent, d’une part sa certitude que l’Allemagne hétéroclite se construit, que les partis ultramontains sont (catholiques) forts au sud, et que les Juifs sont en proie à des rebuffades au Gymnasium, sans que la ville soit précisée. Il est également sensible au style rococo et note que le style jésuite du lycée de Breslau le fait ressembler au lycée Charlemagne, mais surtout que toutes les grandes villes se ressemblent et se ressembleront plus encore, ce qui ne l’enchante pas.

Si l’on rassemble ses notes sur l’espace et la moindre polarisation de Berlin, on en revient à l’idée que la conquête de l’Est s’est faite par des défrichements et une colonisation qui ont donné naissance à de petites villes médiévales, et la noblesse qui aime chasser ne s’éloigne pas de ses forêts ; on reconnaît là un des aphorismes de la Révolution française de 1789 : « chasser pour un Germain – alors devenu pour un Bourbon – c’est cultiver son domaine ». Quant aux vastes plaines à betteraves, pommes de terre et choux, il les traite de « Vetteravie », et il impute les progrès de l’agriculture allemande à la chimie et à Liebig.

La postface des éditeurs, Marie-Claire Robic et Jean-Louis Tissier, replace l’auteur alors âgé de 40 ans dans son contexte théorique, et de carrière, tant au sein de son œuvre que de ses parentés, en gros, la pensée systémique des saint-simoniens pour ce qui est des moyens de transport par eau et par chemin de fer. Ils tentent aussi de voir ce qui, sans être cité, des guides Baedeker aux livres d’Élisée Reclus, est bien dans la pensée d’époque et dans celle du maître. Mais c’est dans le fourmillement de cette pensée « en marche » que se perçoit le besoin de comprendre un monde encore assez compartimenté et que peu d’observateurs ont traversé avec le désir de faire de la leçon de chose un plaisir de découverte, et de la géographie une épistémologie durable.

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