Le dénuement d’Arthur Adamov

Deux livres autour d’Arthur Adamov : Gilles Ortlieb remet son œuvre sur le devant de la scène théâtrale en approchant sa vie « nue », tandis que les Éditions de Paris publient ses textes de jeunesse.


Gilles Ortlieb, Un dénuement. Arthur Adamov. Fario, 56 p., 13,50 €

Arthur Adamov, L’arbitre aux mains vides. Écrits de jeunesse. Présentation et notes de Max Chaleil. Éditions de Paris, 208 p., 17 €


« À l’âge d’un an, j’étais déjà ruiné ». Voilà comment Arthur Adamov (1908-1970) annonçait la couleur de son existence. Ce poison qui a poussé son père au suicide, c’est-à-dire la ruine familiale due à la révolution russe et son cortège d’angoisses, le dramaturge et écrivain a fait le choix, discutable mais compréhensible, de l’ingérer à petites doses quotidiennes, tout au long de sa vie, à l’instar du roi Mithridate, qui n’aura cessé de consommer du poison pour se rendre insensible à son effet. « Le masochisme, mithridatisation du ratage social », écrit-il à plusieurs reprises dans L’homme et l’enfant. En buvant, en ne payant pas ses impôts, en suppliant les prostituées de lui marcher dessus avec leurs talons pointus, Arthur Adamov entretenait et désactivait sa propre terreur.

Gilles Ortlieb, Un dénuement. Arthur Adamov

C’est peut-être cette inclination psychique, torturée et masochiste, qui l’a tout à la fois mené à sa perte et à la gloire. Il est temps, pense Gilles Ortlieb, de réparer une sorte d’injustice : Adamov a longtemps été associé par les critiques de théâtre à Beckett et à Ionesco alors qu’il était proche du théâtre de Strindberg et un fervent défenseur du théâtre de la cruauté d’Artaud (Antonin Artaud qu’il a extrait de l’asile de Rodez avec la complicité de Marthe Robert). Faire partie de cette « association d’auteurs » était pour lui la réalisation d’un vœu enfantin, celui de ne plus être seul, de ne plus se sentir, indéfiniment, séparé. Car tout le théâtre d’Arthur Adamov est, selon ses propres termes, un théâtre de la séparation. Sa première pièce, écrite pour draguer les filles, ne durait que cinq minutes. On lit dans sa pièce Mains blanches, citée dans L’homme et l’enfant (Gallimard, 1968) : « Une fille, montée sur une chaise, prend la main d’un garçon également monté sur une chaise, la lâche, la reprend. Le théâtre de la séparation déjà. »

Pour reprendre le dossier et le conclure hâtivement (« la hâte toujours émeut »), disons donc que cette association artificielle de trois auteurs que pas grand-chose ne rassemblait (« Nous étions tous les trois d’origine étrangère, nous avions tous les trois troublé la quiétude du vieux théâtre bourgeois ») n’a guère aidé l’œuvre théâtrale d’Adamov à survivre, et que les grands metteurs en scène qui se sont succédé pour la défendre – Jean Vilar, Roger Blin, Roger Planchon – n’ont pas vraiment réussi à la porter à la postérité. Et pourtant, quelque chose demeure. Une écriture comme un coup de fouet, la faculté de capter une vérité qui nous saisit au cœur, la prose d’un incomparable écrivain, d’un maître à qui Gilles Ortlieb rend hommage et qu’il s’agit maintenant de faire connaître à ceux qui l’ignorent encore ou de rappeler à ceux qui l’ont oublié. Les deux ouvrages d’Arthur Adamov qu’il nous conseille de lire en priorité sont L’homme et l’enfant et Je… ils… (Gallimard, 1994).

Gilles Ortlieb, Un dénuement. Arthur Adamov

Arthur Adamov © D. R.

Le petit livre précis, parfait, de Gilles Ortlieb vous propose une rencontre avec un auteur qui, en dépit ou à cause de ses bizarreries, de son incapacité à vivre, de son masochisme déconcertant, nous laisse voir, à travers ses déchirures, la vie, telle qu’elle est. Nue. Les quelques témoignages qui concluent l’ouvrage, dont l’extraordinaire déclaration d’amour de Laurent Terzieff, tendent la main au-dessus de toute séparation. Il ne s’agit plus que de goûter alors à la beauté de la prose d’Arthur Adamov, débarrassée de ses oripeaux, seule et vraie richesse de cet éternel dénué de tout.

On attirera l’attention du lecteur sur la parution aux Éditions de Paris d’un ouvrage présenté par Max Chaleil. Regroupant des textes en partant de l’année 1927 qui sont parfois des poèmes, parfois des critiques de livres publiées dans des revues, ou même des préfaces, L’arbitre aux mains vides permettra au lecteur d’Adamov de sortir des sentiers battus et d’arpenter une activité littéraire qui n’est autre que la vie même : rien ne sépare la passion de la littérature de la vie. En effet, qu’il s’agisse d’écrire dans des journaux, d’arpenter la littérature et d’en rendre compte, ou de décrire Antonin Artaud, le rescapé de Rodez, les conversations avec lui, tard dans la nuit, la même passion est à l’œuvre : « On n’a pas discuté ainsi depuis les personnages de Dostoïevski », dit Artaud à Adamov le lendemain d’une nuit blanche. On retrouvera dans ce recueil, outre des articles au sujet d’Antonin Artaud écrits avec la complicité de Marthe Robert, des textes sur Kafka, Strindberg, Brecht, qui éclairent la position méconnue d’Arthur Adamov, un homme impressionné par le génie de Brecht et tourmenté par la nécessité d’une vision politique. Max Chaleil, qui dirige les Éditions de Paris, s’est engagé avec passion dans la construction de ce livre, les éditions Gallimard n’ayant pas souhaité intégrer à l’ensemble de l’œuvre d’Adamov ces écrits tout à fait éclairants et faisant partie intégrante du travail du dramaturge et de l’écrivain.

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