Le dernier spectacle de Christian Schiaretti au TNP

Pour sa dernière création en tant que directeur du TNP, Christian Schiaretti a mis en scène un diptyque : Hippolyte de Robert Garnier et Phèdre de Jean Racine. Il achève ainsi un magnifique parcours amorcé à Villeurbanne en 2002.

Le 11 novembre 2020, le Théâtre national populaire, fondé par Firmin Gémier, aura cent ans. Christian Schiaretti prépare cet anniversaire avec son successeur, Jean Bellorini. Mais il a déjà montré son attachement à une continuité historique par une exposition permanente sur les différentes architectures, les scénographies et costumes, les affiches depuis 1920. Il a sorti de l’oubli certains comédiens, en citant tous les interprètes dans les mises en scène des directeurs successifs, en exposant les photos des plus connus. Déjà il avait choisi la date du 11 novembre pour ouvrir, en 2011, le nouveau TNP, agrandi, modernisé, mais respectueux de l’architecture des années 1930, dans le quartier classé des Gratte-Ciel, à Villeurbanne. Il est resté fidèle au sigle dans l’esprit de son créateur, Marcel Jacno, graphiste des affiches à Chaillot, des trois clefs du Festival d’Avignon.

Dans un souci de décentralisation, le sigle avait été transféré de Paris à la région lyonnaise, attribué au Théâtre de la Cité (d’abord Théâtre de la Cité ouvrière de Villeurbanne), dirigé par Roger Planchon. Le grand artiste resta à la tête du TNP trente ans, avec Robert Gilbert et Patrice Chéreau, puis Georges Lavaudant. Michel Bataillon, son collaborateur et ami, a fait l’histoire de ces trois décennies dans un ouvrage magistral, en trois volumes  : Un défi en province (Marval, 2001 ; 2002).

Le dernier spectacle de Christian Schiaretti au TNP

© Michel Cavalca

Avant de poursuivre ailleurs son parcours artistique, Christian Schiaretti s’est plu à rappeler les étapes antérieures à son arrivée au TNP. Il a rendu un bel hommage à Bernard Dort, à son rôle déterminant dans ses propres choix, dans sa nomination au Centre dramatique de Reims, après ses premières mises en scène remarquées au petit théâtre de l’Atalante, codirigé avec Agathe Alexis et Alain-Alexis Barsacq. À Reims, il avait déjà créé, avec Jean-Pierre Siméon, la manifestation Les Langagières, qui répond à sa prédilection pour la langue dans le travail théâtral. Au TNP, il a renoué avec la pratique, devenue rare en France, de la troupe, en relation avec son enseignement à l’ENSATT de Lyon. Il y a inventé un système de formation permanente pour des acteurs intermittents avec la Maison des comédiens. Et il ne s’est pas interdit de faire appel à de grands interprètes extérieurs à l’équipe, de Nada Strancar à Laurent Terzieff, qui trouva en Philoctète son dernier rôle. Ainsi, il a pu pratiquer l’alternance, constituer un répertoire, où les noms de Strindberg et de Brecht côtoient ceux de Claudel et de Michel Vinaver.

Racine était resté absent de ce répertoire et semble avoir été convoqué pour former un diptyque sur le mythe de Phèdre, avec Robert Garnier (L’avant-scène théâtre, décembre 2019, n° 1473). Peut-être Christian Schiaretti avait-il découvert Hippolyte dans la mise en scène d’Antoine Vitez, en 1982, au Théâtre national de Chaillot. Il semble avoir plus d’affinités avec les pièces antérieures à l’âge classique ; il avait déjà monté La Troade de Robert Garnier, Coriolan de Shakespeare ou encore La Célestine de Fernando de Rojas, mais aucune tragédie du XVIIe siècle. Dans le programme, il écrit : « Ce spectacle raconte mon parcours d’homme de théâtre, sans doute. Les fulgurances de mon imaginaire de jeunesse étaient du côté de Garnier et la résolution contrainte me mène à Racine. » Les spectateurs du TNP ont pu voir successivement Hippolyte (du 6 au 17 novembre) et Phèdre (du 19 au 30 novembre). Mais les deux intégrales programmées le dimanche permettaient mieux d’apprécier le contraste, souligné par une distribution commune. Pour Hippolyte s’ajoutaient les membres de deux chœurs, un féminin et un masculin, des musiciens, la soprano Anaïs Merlin et une chienne. Aucune reprise de ce diptyque n’est actuellement annoncée, elles seraient d’autant plus souhaitables qu’Hippolyte est inscrite au programme des agrégations de lettres.

Hippolyte se déploie sur le vaste plateau de la salle Roger Planchon, quasiment nu, fermé, au loin, par un mur, où se devinent, par un effet de patine vieillie, des personnages mythologiques, parfois mis en valeur par les éclairages (scénographie de Fanny Gamet, lumières de Julia Grand). D’entrée, une explosion crée une brèche, d’où surgissent le Minotaure, puis Égée : « Je sors de l’Achéron ». Ce trou des Enfers laissera ensuite passer Thésée, puis accueillera les morts successifs. L’ouverture spectaculaire préfigure la suite : la violence des rapports et la mise en jeu constante des corps, conformes à la conception des personnages par Robert Garnier. Hippolyte, qu’aucune Aricie ne saurait séduire, clame sa haine des femmes et son dégoût de Phèdre : « Ne me touchez le corps, de peur de me tacher ». La reine, elle, non seulement crie sa passion pour son beau-fils, mais revendique la liberté des amours hors mariage. Les costumes somptueux (de Mathieu Trappler), les couleurs chatoyantes, le travail avec les chœurs, la musique jouée en direct, accentuent, par opposition, la sobriété, la sévérité même, inhérente à la mise en scène de Phèdre.

Le dernier spectacle de Christian Schiaretti au TNP

© Michel Cavalca

Le plateau reste plongé dans l’obscurité ; l’aire de jeu se borne à un espace restreint, sur le proscénium devant le cadre de scène, délimité par quatre sièges en forme de coffres. Elle semble conçue pour contraindre les corps vêtus d’élégants costumes, en noir, blanc et gris, leur imposer un maintien en harmonie avec la diction parfaite de l’alexandrin. Le contraste entre « l’embrasement du plateau pour Garnier, l’effacement, la rétention pour Racine », selon les termes de Christian Schiaretti, permet d’apprécier le registre très étendu des interprètes. La grande Francine Bergé, familière de Racine et du TNP déjà du temps de Roger Planchon, fait pleinement entendre l’écart entre les deux langues, dans les rôles, conçus de manière assez proche, de la nourrice et d’Œnone.

D’une pièce à l’autre, ses principaux partenaires passent d’un jeu très physique à un immobilisme fréquent. Dans celle de Garnier, Louise Chevillotte, remarquée dès les Rencontres de Brangues, présidées par Christian Schiaretti dans le château de Paul Claudel, donne une ampleur impressionnante au déchaînement de Phèdre. Marc Zinga, protagoniste dans Une saison au Congo et La tragédie du roi Christophe d’Aimé Césaire, mis en scène par Christian Schiaretti, suggère la sauvagerie latente d’un Hippolyte accompagné de ses compagnons chasseurs et de sa chienne. Julien Tiphaine, membre de la troupe comme Philippe Dusigne (Égée/le messager/Théramène), incarne un Thésée défait, à peine revenu des Enfers et vite rattrapé par un autre enfer. Dans la pièce de Racine, tous servent magnifiquement une mise en scène qu’on oserait dire janséniste.

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