Echenoz à distance

On a vécu jusqu’ici en ignorant tout de Gérard Fulmard (le fulmar était un oiseau dans Je m’en vais ; c’est aussi le nom du moniteur d’auto-école dans l’Appareil photo, de Jean-Philippe Toussaint). Jean Echenoz lui consacre (enfin) un livre, roman sobrement intitulé Vie de Gérard Fulmard. On retrouve dans ce roman le goût du romancier pour ceux qui, a priori, n’intéressent personne, ces héros d’histoires séduisantes parce qu’elles sont farfelues et inutiles, parfois quasiment sans queue ni tête. Le romancier sait, comme à son habitude, nourrir son récit de détails qu’il n’hésite pas à multiplier, de précision en précision, fragmentant à l’envi le récit, qui devient de plus en plus gratuit et absurde.


Jean Echenoz, Vie de Gérard Fulmard. Minuit, 235 p., 18,50 €


Né à Gisors le 13 mai 1974, mesurant un mètre soixante-huit et pesant quatre-vingt-neuf kilos, Gérard Fulmard a été steward. Pour des raisons que le narrateur du nouveau roman de Jean Echenoz (Gérard Fulmard lui-même) refuse de préciser, il est désormais interdit de vol et tenu de se rendre, deux mardis par mois, dans un institut médical conventionné, pour « monologuer sous l’œil mi-clos d’un psychiatre nommé Jean-François Bardot », ce dernier étant vêtu de costumes sur mesure et roulant dans une Audi Q2. Ces séances conduisent notre ami Gérard, toujours à l’affût des marques de classe, voire des injustices sociales, à soupçonner le docteur Bardot « d’assurer de telles vacations dans le seul but d’arrondir ses fins de matinée, rajoutant ainsi une pincée d’épinards dans son beurre ».

Gérard Fulmard, et c’est un détail qui a toute son importance, habite rue Erlanger, dans le seizième arrondissement de Paris. Il occupe l’appartement où vivait sa défunte mère (Gérard Fulmard est un vrai sédentaire), appartement dont le propriétaire, un dénommé Robert d’Ortho, vient d’être tué par un boulon géant, « propulsé à une vitesse de trente mètres par seconde ». D’abord aubaine – Gérard Fulmard espérant économiser son loyer mensuel, au moins momentanément –, cette mort subite par destruction de la zone sternale d’un personnage secondaire s’avère être le début d’une succession inévitable de faits, qu’on hésite à nommer événements. On est loin du fatum et de ses résonances tragiques. Dans un roman d’Echenoz – même si les effets peuvent être funestes –, le destin est le plus souvent comique, voire grotesque, à l’image d’ailleurs de Gérard Fulmard.

L’effet collatéral d’un événement sur lequel le narrateur refuse de revenir tant on en a déjà parlé, à savoir la destruction du centre commercial d’Auteuil par un « gros fragment de satellite soviétique obsolète », ouvre donc le roman. Car tout marche par « contiguïté » dans l’existence de Gérard Fulmard comme dans le récit d’Echenoz : « N’empêche que c’est dommage, le deuxième étage d’un vieux lanceur soviétique Cosmos 3M vient d’anéantir mon hypermarché. Il traînassait auparavant sur son orbite depuis plus d’un demi-siècle, en compagnie de six cents de ses congénères tirés en pleine guerre froide depuis les bases de Plessetsk, Kapoustine Iar ou Baïkonour pour installer au ciel de furtifs satellites militaires. » Le supermarché se situait donc à quelques rues seulement de la rue Erlanger. Fulmard aurait-il pu habiter ailleurs que dans une rue qui a été le théâtre du suicide de Mike Brant en avril 1975 ou encore le lieu du crime cannibale qui a défrayé la chronique en juin 1981, sans parler de l’incendie qui a fait une dizaine de morts en février 2019 ? Sans doute pas.

Jean Echenoz, Vie de Gérard Fulmard

Jean Echenoz © Jean-Luc Bertini

Il fallait au moins ça pour Gérard Fulmard qui va se trouver embarqué dans une affaire politique de second ordre, sans grand intérêt, une histoire de succession à la tête d’un parti qui oscille entre 2 et 2,2 %, la Fédération populaire indépendante, (mieux ?) connue sous le sigle FPI. Jean Echenoz joue avec les codes du roman d’espionnage, s’amuse en brassant des références que le lecteur saisira au vol, aligne les lieux communs pour mieux les détourner et nous faire rire, grâce à un narrateur complice qui, tout comme le lecteur avisé, est au-dessus de tout cela, n’est-ce pas ? Et qui pourrait donc penser avec lui : « C’est convenu, fastidieux, sans surprise, mais bon, je suppose que c’est une figure imposée. »

Vie de Gérard Fulmard est une galerie de portraits, les personnages se multipliant, faisant parfois des apparitions très ou trop brèves dans le récit, et le romancier réussit toujours, avec quelques détails bien choisis, à mettre au jour ce qui serait le plus ridicule dans chacun d’entre eux, sans grande tendresse. Si on reste friand de cette ironie incomparable, qui n’épargne pas plus les lieux décrits que les personnages, la porte de Bercy comparée à un « réseau intestinal, un plateau de flipper Gottlieb, ou un nœud borroméen mal ficelé », par exemple, on regrette pourtant une certaine amertume dans ce roman, quelque chose d’un peu plus grinçant que ce à quoi l’on était habitué.

Jean Echenoz est piquant, et cela n’est ni nouveau, ni fait pour nous déplaire. L’esprit de curiosité n’étouffe peut-être pas le personnage éponyme, de son propre aveu, mais la critique sociale lui est familière, et se confond d’ailleurs avec celle d’un narrateur jamais à court de remarques, que ce soit sur la pauvreté (on retrouve d’ailleurs des images présentes déjà dans Envoyée spéciale) ou sur les médias, ou encore sur l’absence de toute réflexion politique d’une société qui tourne à vide. Et on rit, bien sûr, de ses descriptions de l’agitation médiatique, par exemple, caractérisée par une absence totale de pensée : « Point sur la situation à Auteuil effectué tous les quarts d’heure par un stagiaire sur fond de ruines fumantes, pendant qu’un autre battait la semelle devant le seuil de l’ambassade de Russie. Puis le plateau s’est renouvelé : on a fait venir, tant qu’on y était, des philosophes, des hommes d’Église et des tenants du millénium, il y a même eu un druide évhémériste en tenue vociférant que c’était toujours pareil, qu’il s’était tué à prédire un désastre et qu’on n’avait pas voulu l’écouter. »

Pourtant, quelque chose nous échappe un peu dans cette Vie de Gérard Fulmard et on soupçonne le romancier d’y être pour quelque chose. À force de jouer avec son lecteur, d’entretenir cette lecture déceptive qui fait aussi le sel du récit et qui fait son talent, Jean Echenoz entretient une distance qui finit par rendre la lecture elle aussi parfois distante. L’écriture est précise et visuelle, plus encore peut-être dans ce roman qui joue aussi avec les codes cinématographiques, mais le cut à répétition perd parfois de son effet de surprise.

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