Yiyun Li, auteure de La douceur de nos champs de bataille, est également éditrice au magazine A Public Space à Brooklyn, et professeure d’écriture créative à Princeton, aux côtés de Joyce Carol Oates. Son dernier livre consiste en un dialogue entre une narratrice et l’esprit de son fils, mort par suicide. EaN a pu s’entretenir avec la romancière sino-américaine, dont le fils s’est donné la mort, en 2017, à l’âge de seize ans.
Yiyun Li, La douceur de nos champs de bataille. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Clément Baude. Belfond, 160 p., 20 €
Comment se prononce votre prénom ? Pourriez-vous le dire en chinois ?
Ça va aller.
Vous n’aimez pas parler votre langue maternelle.
C’est un peu compliqué.
J’ai lu, dans The New York Review of Books, l’article de Rachel Cusk sur votre roman.
On m’a conseillé de ne pas le lire.
Ah bon ? Je l’ai trouvé excellent.
On m’a dit qu’il était si intense et si brillant qu’il ne fallait pas le lire.
Sur la quatrième de couverture, il est écrit : « Le suicide d’un adolescent, le deuil d’un parent […] Yiyun Li rend un hommage […] à son fils ». Donc, tout en étant fictif, ce texte est autobiographique ?
Oui, il est autobiographique.
En quoi le suicide de votre fils vous a-t-il incitée à écrire ?
Lorsqu’on perd quelqu’un, on met du temps à le digérer, alors j’ai cherché un livre qui puisse m’aider dans mon deuil — je déteste ce mot « deuil » (grief), mais il n’y en a pas d’autre — mais je n’en ai pas trouvé. Pour un écrivain, le mieux c’est d’écrire afin de comprendre ce qu’il ou elle pense.
Votre attachée de presse m’a conseillé de lire Cher ami, de ma vie je vous écris dans votre vie, en m’expliquant que les deux textes sont complémentaires.
Ils tournent autour des mêmes questions, l’un par le biais de la fiction, l’autre de la non-fiction. Cher ami est un recueil d’articles sur ma vie, un peu plus autobiographique que ce livre-ci. Les deux livres traitent de la question du langage.
Quels sont vos rapports au chinois et à l’américain ?
Je n’emploie plus le chinois, je le parle un peu avec mon mari qui est chinois, mais je ne pense pas en chinois, je ne rêve pas en chinois, et je lis moins en chinois qu’en anglais, donc maintenant il y a une distance entre moi et cette langue qui est sans doute plus grande que pour la plupart des gens vis-à-vis de leur langue maternelle. Ç’a été un choix. Contrairement à vous, je n’ai pas un rapport intime avec l’anglais, parce que je l’ai appris adulte. Cela me plaît, comme vous pouvez le comprendre.
C’est vrai, il est réjouissant d’écrire dans une langue étrangère.
Ce n’est pas le cas en chinois, mais en anglais je ressens la pression de réfléchir sur chaque mot que je prononce.
Est-ce désagréable ?
C’est amusant, surtout quand j’écris, il faut alors vérifier que chaque mot est vraiment un mot.
Lorsqu’on écrit dans une langue autre que maternelle, selon mon ami André Aciman, ce sont les prépositions qui posent le plus de problèmes.
Je dois demander de l’aide pour savoir si une préposition est la bonne.
Adolescente en Chine, en quoi l’anglais vous a-t-il attirée ?
En Chine, on étudiait peu les arts libéraux, donc c’est à travers l’anglais que je me suis éduquée dans ce domaine. Je me suis approprié la langue, elle m’appartenait, même si tout le monde l’emploie. En anglais, je pouvais dialoguer avec moi-même.
Dans ce livre, votre narratrice s’arrête souvent pour analyser des mots.
Souvent les Chinois de la deuxième génération s’intéressent à l’étymologie, ils font des recherches. Moi je ne le ferai jamais avec le chinois, mais uniquement avec l’anglais.
Vous dites « anglais », mais en fait on se parle en « américain », non ?
C’est une bonne remarque ! Quand j’ai commencé à écrire, c’était dans un anglais un peu américanisé. Mon éditeur britannique m’a dit qu’il ne fallait pas employer certains mots pour décrire la Chine, sinon on a l’impression d’être aux États-Unis, sur les gradins d’une high school. Par exemple, dans mon premier livre, il y a une adolescente chinoise, elle répond à une observation de sa mère en disant : « whatever » (« peu importe ») ; après publication, j’ai regretté cette expression, elle fait trop américaine. Un personnage chinois ne doit pas passer pour américain, ni pour britannique.
Et Nikolai, le fils ici, comment le voyez-vous ?
C’est un adolescent américain.
Donc ce livre est écrit en américain, n’est-ce pas ?
Oui.
Comment avez-vous démarré ?
J’ai commencé à écrire le premier article (chapitre), dans mon esprit ce n’était pas un livre, et puis à un certain moment il y avait la mère qui disait : « quelque part demain et quelque part hier — mais jamais quelque part aujourd’hui ». Et je me suis rendu compte que Lewis Carroll ne cessait d’intervenir, ce qui était très pertinent, parce qu’en tant que personnage Nikolai allait être capricieux comme Alice.
Nikolai ressemble-t-il à Vincent, votre fils décédé ?
Oui.
Combien de temps après la mort de Vincent vous êtes-vous mise à l’écriture ?
Un mois après.
Dans un entretien, vous dites que la fiction vous plaît parce que les personnages ignorent l’existence du lecteur.
C’est plutôt qu’ils ignorent mon existence.
Mais ce livre n’est pas vraiment une fiction.
Dans la majeure partie du livre, je m’exprime, j’attribue des pensées à Nikolai, et on discute des choses dont on n’a pas pu parler quand il était vivant.
Nikolai est une sorte de génie : il a lu Les Misérables trois fois avant l’âge de douze ans, et cent pages de Guerre et Paix en cinquième. Quant à vous, après avoir appris l’anglais adulte, vous êtes devenue éditrice d’un prestigieux magazine new-yorkais et professeure à Princeton. Il me semble que vos deux personnages prennent plaisir à leur intelligence, éprouvent un sentiment de supériorité.
Ce que vous appelez « supériorité », ce n’était que deux personnes qui s’amusent sans inhibition.
Dans votre livre précédent, Cher ami, il était aussi question du suicide.
Oui, je l’ai écrit après des tentatives de suicide.
Les vôtres ?
Oui. J’essayais de comprendre pourquoi, donc c’est un livre sur le self ou l’absence du self, une exploration du langage autour du self.
Le titre provient de Kathleen Mansfield.
J’ai découvert le journal de Kathleen Mansfield, j’avais toujours adoré l’aspect froid et contrôlé de sa fiction, alors que dans son journal elle est partout, hurlante, sentimentale et mélodramatique. Et puis il y a cette solitude, qu’on voit dans la phrase : « Cher ami, de ma vie je vous écris dans votre vie ».
Alors que le titre original de La douceur de nos champs de bataille (Where Reasons End) vient d’une autre écrivaine.
Oui, d’un poème d’Elizabeth Bishop, poème qui est en fait une dispute. Parce que mon livre est une longue dispute entre Nikolai et sa mère. J’aimais le titre Where my reasons end, mais j’ai enlevé le « my » [1].
Vous n’étiez pas écrivain quand vous êtes arrivée aux États-Unis à vingt-quatre ans.
J’étais immunologue et je m’ennuyais. J’étais doctorante, mais j’avais peur de gâcher ma vie, donc j’ai arrêté mes études et j’ai travaillé dans un hôpital avant de devenir écrivain.
Dans ce livre, vous faites montre d’une passion pour l’étymologie. À ce moment précis de notre entretien, quel est le premier mot qui vous vient à l’esprit ?
« Immunologie ». Il vient du mot « immune » qui veut dire « anti-self » en quelque sorte, ou « libéré de douleur ».
L’immunologie s’occupe du système immunitaire, qui défend le corps contre les attaques. C’est l’envers du suicide.
En effet, le suicide, c’est quand le cerveau s’attaque lui-même, c’est une sorte d’immunodéficience du cerveau. C’est le sujet de Cher ami.
Est-ce votre penchant suicidaire qui explique votre intérêt pour l’immunologie ?
Je crois que c’est une coïncidence.
Après « immunologie », y a-t-il un deuxième mot qui vous vienne à l’esprit ?
« Content » ou « contentement ». Il vient du latin pour « contenir » ou « maintenir ensemble » : c’est curieux, on dit : « je vous souhaite une vie heureuse » mais jamais « une vie contente », alors qu’il y a cette notion de tout contenir.
Dans votre livre, le mot qui m’a le plus frappé est « hanter ».
Oui, il renvoie à une vieille maison, donc si on est hanté par quelque chose, au fond il s’agit d’une vieille maison, ou c’est parce qu’on n’a plus de demeure.
Dans Cher ami, vous écrivez que vous récusez le principe de l’autobiographie.
Je n’aime pas le « je ».
Apparemment, le « je » n’existe pas en chinois ?
Si, il existe en chinois, mais on n’est pas obligé de l’employer sans cesse. Lorsque je considère le travail de mes étudiants, je suis choquée par le nombre de phrases qui commencent par «je». Ce terme est un peu mélodramatique, et donc mon écriture autobiographique s’oppose au « je ».
C’est-à-dire ?
J’emploie la troisième personne.
Cette obsession de la première personne serait-elle l’expression ultime de la culture américaine ?
Dans la société américaine, l’individuel occupe une place très importante. Les Américains réfléchissent beaucoup sur l’identité ; tout le monde porte ce « je » sur les épaules. Et souvent leurs « je » se ressemblent, les gens ne sont pas si différents les uns des autres, nous ne sommes pas si brillamment individuels.
Les Américains sont-ils particulièrement conformistes ?
Aux États-Unis, il y a une pression à être soi-même, à condition qu’on soit exactement comme les autres Américains.
Écrivez-vous pour un public américain ?
J’écris pour mes deux meilleures amies : Brigid Hughes, rédactrice en chef de A Public Space, et Amy Leach. Amy est complètement différente de Brigid, qui comme éditrice lit beaucoup de littérature contemporaine. Tandis qu’Amy lit John Donne et Jane Austen et des auteurs morts. Donc si mes textes arrivent à attraper son regard…
Rachel Cusk a écrit que votre écriture était la « falsification d’une sensibilité européenne ».
Les influences les plus importantes pour moi ont été les Russes – Tolstoï et Tchekhov – et les Irlandais. Tout cela est-il européen ?
Qu’est-ce que vous appréciez chez Tolstoï ?
Il voit tout, de façon démocratique. J’aime imaginer ses yeux. Guerre et Paix est un roman avec six cents personnages, pourtant s’il décrit un chien celui-ci devient le centre du monde. S’il décrit le fils de huit ans d’un paysan, le personnage prend autant d’importance que Napoléon. Voir est très important dans la fiction.
Avec toutes vos recherches étymologiques, avez-vous le sentiment d’apprendre aux Américains leur propre langue ?
Aha ! Ça c’est intéressant. Je n’enseigne pas, je m’amuse.
Cette technique consistant à saisir un mot et à l’explorer à fond, d’où vient-elle ?
Peut-être de ma lecture de la philosophie, Kierkegaard et Pascal, par exemple.
Et votre intérêt pour Alice au pays des merveilles ?
En Chine, je l’ai lu en anglais et j’en ai compris la moitié. C’est sur la philosophie et les mathématiques, n’est-ce pas ? Par exemple, la reine rouge dit : « Ici on est obligé de courir tant qu’on peut pour rester au même endroit. Si on veut aller ailleurs, il faut courir au moins deux fois plus vite que ça ! »
La citation dans La douceur de nos champs de bataille, « Ne laisse pas chère mère nous trouver », vient-elle de Lewis Carroll ?
Non, ça vient de la mère (la narratrice).
Pourquoi a-t-elle accroché ce panneau dans sa maison ?
Grandir, ça se résume à « ne laisse pas chère mère nous trouver ». C’est ce que font les enfants, qui s’enfuient pour ne plus être trouvés, et les parents doivent les laisser partir.
Se suicider, est-ce une manière de s’enfuir ?
Je crois. Parfois, je me dis que Nikolai n’a fait que partir à pied, laissant la vie derrière lui.
Selon Rachel Cusk, vous êtes concernée par des blessures psychologiques que votre écriture, par sa concision et sa froideur, traduit plutôt qu’elle ne les décrit, comme s’il s’agissait d’une transposition mathématique.
Je déteste décrire les choses, je dis à mes étudiants de ne rien décrire, qu’il faut ressentir.
Cusk dit que, chez vous, la blessure, c’est l’écriture.
Wow ! C’est pour cela que mes amis m’ont conseillé de ne pas lire l’article.
Vos livres font-ils partie de la littérature américaine ?
Je ne suis pas tout à fait américaine. Je vis en Amérique depuis longtemps, mais je suis une sorte d’électron libre.
Y a-t-il un pays où vous vous sentiez chez vous ?
Probablement en Amérique ! Aux États-Unis, on me laisse tranquille, il y a cet énorme espace vide, ou plutôt privé. En Chine, les gens n’ont pas cet espace privé, l’intimité n’est pas un concept généralement admis. Tandis qu’en Amérique je me sens invisible. C’est terrible, les gens se plaignent d’être invisibles, mais pour moi c’est très important.
Propos recueillis par Steven Sampson
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Phrase originale dans le poème « Dispute » d’Elizabeth Bishop : « all the way to where my reasons end? ». Traduction : « tout au long jusqu’au bout de mes raisons ? ».