Ukraine
Le livre d’Anne Applebaum, La famine rouge, est formé de deux strates fort différentes. D’un côté, le récit détaillé de l’effrayante famine qui a ravagé l’Ukraine en 1932-1933, y a ressuscité le cannibalisme et tué près de 4 millions d’individus, et que le régime de Staline a tenté de camoufler par tous les moyens. D’ultimes momies staliniennes tentent toujours aujourd’hui, sans la moindre pudeur, d’en nier l’existence.
Anne Applebaum, La famine rouge. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Anne de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat. Grasset, 506 p., 26 €
Ce récit, nourri d’une masse de documents hallucinants, plonge le lecteur dans l’univers de l’horreur : files de cadavres le long des rues, enfants affamés, squelettiques, abandonnés, errant çà et là avant de s’éteindre, villages totalement désertés où plane une odeur de mort. Certes, une partie de ces documents était déjà connue en France, publiée par Georges Sokoloff dans son livre remarquable 1933, l’année noire (Albin Michel, 2000), mais les documents, recueillis par deux journalistes ukrainiens, y étaient publiés intégralement, classés par districts, à la suite les uns des autres, précédés d’une introduction historique très solide. Anne Applebaum, elle, a organisé les témoignages qu’elle utilise en une narration cohérente.
De l’autre côté, La famine rouge propose une analyse politique infiniment plus faible que la narration présentée. Anne Applebaum voit dans cette famine d’abord et avant tout une tentative délibérée de Staline, et derrière son ombre de Moscou, d’écraser les aspirations nationales des Ukrainiens : « Ce fut une famine politique, créée dans le dessein d’affaiblir la résistance paysanne et donc l’identité nationale. De ce point de vue elle réussit ». Et l’autrice précise un peu plus loin : « Staline ne chercha pas à tuer tous les Ukrainiens […] Il chercha à éliminer physiquement les Ukrainiens les plus actifs et engagés, tant dans les campagnes que dans les villes ».
Mais Staline applique en Ukraine les mesures qu’il met partout en œuvre à divers moments : alors que l’Ukraine perd environ 12 % de sa population, 30 % des habitants du Kazakhstan périssent au cours de la famine qui ravage le pays au même moment. En 1934 et 1935, il déporte au Kazakhstan plusieurs milliers de familles de Polonais et d’Allemands soviétiques vivant près des frontières. En août 1937, Staline fait déporter en Ouzbékistan 170 000 Coréens qui vivaient dans la région de Khabarovsk, non loin de la frontière avec la Corée occupée par les Japonais, dont la domination féroce les avait chassés, eux ou leurs parents. Ces 170 000 Coréens sont qualifiés d’espions potentiels, parfaitement imaginaires. Un cinquième des déportés meurent pendant le transfert, qui dure des semaines.
D’octobre 1943 à juillet 1944, au fur et à mesure de l’avance de l’Armée rouge qui libère les territoires occupés, Staline confie à Beria la déportation au Kazakhstan, en Ouzbékistan, en Kirghizie, en Sibérie, de peuples entiers accusés de trahison collective : 68 000 Karatchaïs, 80 000 Kalmouks, 496 000 Tchétchènes et Ingouches, 37 000 Balkars, 200 000 Tatars de Crimée, 40 000 Grecs, Bulgares et Arméniens installés en Crimée, 86 000 Turcs-Meskhètes. Un déporté sur cinq en moyenne périra au cours du transfert. En 1945, Staline fait déporter 70 000 Estoniens, Lituaniens et Lettons puis, en 1947 et en 1949, 94 000 Moldaves. Les Ukrainiens figurent donc dans une longue liste de victimes d’un totalitarisme bureaucratique sanglant qui ne peut supporter aucune forme de conscience échappant à son contrôle et à sa loi. Il n’y a pas d’exception ukrainienne.
Pour valider son affirmation selon laquelle Staline poursuivait un but spécifique contre les Ukrainiens, Anne Applebaum efface certains aspects de l’histoire même du pays. Elle souligne à juste titre la liquidation par lui de la politique dite d’ukrainisation instaurée dès le début des années 1920 et visant à développer l’enseignement, la littérature… en ukrainien. Mais, pour tenter de démontrer que les Ukrainiens sont victimes d’une politique qui les viserait eux seuls, et qui mériterait la qualification de « génocide » à la mode en Ukraine aujourd’hui, Applebaum oublie un autre aspect de cette politique qui vise les juifs, rescapés des pogromes déchaînés par les nationalistes ukrainiens et les Blancs pendant la guerre civile. En même temps que l’ukrainisation, avait été décrétée en Russie et en Ukraine la yiddishisation, marquée par l’ouverture massive d’écoles en yiddish et le développement massif de publications d’ouvrages en yiddish. Staline met fin à cette yiddishisation en même temps qu’à l’ukrainisation et, pour les mêmes raisons, il interdit toute forme de regroupement indépendant – même vague – échappant au contrôle absolu de l’appareil central du PC soviétique. Mais Anne Applebaum n’en dit mot.
Staline et ses sbires dénonçaient comme « agents petliouristes » (du nom du dirigeant nationaliste ukrainien Petlioura) tous ceux, y compris des militants du Parti communiste ukrainien, qui se montraient hostiles, voire simplement réticents, à la brutalité d’une politique visant à spolier les paysans pour les faire céder. Anne Applebaum souligne à juste titre le caractère fantasmatique de cette vision policière et complotiste de l’histoire, ce qui ne l’empêche pas de prétendre que « le langage de Staline plongeait ses racines dans son interprétation marxiste de l’économie », interprétation pourtant totalement étrangère aux visions complotistes. Stigmatisant le « fanatisme idéologique » de Staline, elle conclut que sa politique agricole, menée, soulignons-le, dans toute l’Union soviétique et non dans la seule Ukraine, « s’accordait avec la pensée marxiste […] les millions de morts ne prouvaient pas l’échec de la politique stalinienne. C’était au contraire un signe de succès ». Marx doit se tordre de rire dans sa tombe…
Dans cette voie, Anne Applebaum sombre dans un simplisme grotesque. Ainsi, elle évoque à un moment la terrible loi promulguée par Staline le 7 août 1932, loi dite par les paysans « des cinq épis ». Cette loi d’une extrême brutalité à l’encontre des déshérités proclame que tout « vol » de propriété socialiste ou kolkhozienne, si minime soit-il (un litre de lait, une livre de beurre ou quelques épis glanés dans un champ, d’où le nom que lui donnent les paysans), est puni de la peine capitale ou de dix ans de travaux forcés. D’où vient à Staline l’idée de cette loi terroriste, dont il promulguera une nouvelle version le 4 juin 1947 ? « La foi obsessionnelle de Staline dans la théorie marxiste triompha une fois encore de ce qu’il aurait appelé la morale bourgeoise ». Quel rapport le marxisme peut-il bien avoir avec la condamnation à mort d’affamés (et même de gens bien nourris !) qui dérobent un kilo de sucre ou une motte de beurre ?
Dans son livre sur le Goulag, qui a reçu le prix Pulitzer en 2014, Anne Applebaum condamnait en une demi-phrase la révolution russe : « la richesse et l’expérience d’une vie étaient un passif tandis que le vol était qualifié sous le couvert de “nationalisation” ». On retrouve une idée similaire dans La famine rouge : « En soi la collectivisation ne devait pas mener à une famine de l’ampleur de celle de 1932-33. Mais les méthodes employées pour collectiviser les paysans [sic : la collectivisation ne vise que la terre et le bétail !] réduisirent à néant la structure éthique des campagnes comme l’ordre économique. Les anciennes valeurs – respect de la propriété, de la dignité, de la vie humaine – disparurent. À la place les bolcheviks instillèrent les rudiments d’une idéologie qui allait être mortelle. »
Qu’est-ce donc que la « structure éthique des campagnes » ? La vieille structure patriarcale, dont le caractère éthique apparaît malaisé à définir. La vénération de la propriété privée et la divinisation de « valeurs » patriarcales évoque davantage la propagande de conservateurs évangéliques américains très soucieux de leurs recettes qu’une étude historique.