Le fichier Debord

L’ensemble des fiches de lecture réuni sous le titre Poésie, etc. est une source inépuisable pour l’analyse de l’œuvre de Guy Debord. Et aussi une manière sans pareille d’appréhender les rapports de l’auteur de La société du spectacle avec la littérature.


Poésie, etc. La librairie de Guy Debord. L’Échappée, 589 p., 24 €


Les spécialistes décortiqueront les notes, les thuriféraires révéreront les références, les fétichistes se gargariseront des fac-similés, quand les autres n’y verront peut-être que… du feu. Celui-là même qui caractérisa l’œuvre de Guy Debord : livres incendiaires (La société du spectacle et les indispensables Commentaires sur… qui s’ensuivirent), films brûlots (In girum imus nocte et consumimur igni), idées marquées au fer rouge de la révolte, sinon de la révolution, slogans façon volutes qui s’enroulèrent dans l’air de l’époque : « Ne travaillez jamais », ça vous dit quelque chose, n’est-ce pas ?

De fait, si l’homme Debord est mort, sa pensée se consume encore. Il faut dire qu’il est allé à bonne école. Qu’on en juge plutôt : lectures approfondies de Homère, Thucydide, Cervantès, Shakespeare, Molière, Bossuet, Chateaubriand, ceci pour le style et les idées qui vont avec. Si l’on ajoute Mouloudji, Hammett, Hérault de Séchelles, les chansons de joyeux plus quelques trublions des lettres, on obtient un mélange de théorie et de pratique que l’on pourrait qualifier d’explosif.

Il n’y a pas de manière, bonne ou mauvaise, de lire, ou de lier, les fiches ici rassemblées, pas de mode d’emploi non plus, il faut se laisser porter par l’idée que ce livre est plusieurs et n’en est pas tout à fait un, qu’il n’explique pas l’œuvre de Debord, l’amende plutôt, la nourrit, l’enrichit.

Poésie, etc. La librairie de Guy Debord

Fiche « Graham Greene » de Guy Debord © BnF/Fonds Guy Debord

Prenez par exemple Breton. L’auteur des Manifestes du surréalisme est lu, comme on dit rasé, de près. Les idées du mouvement sont pesées, évaluées, passées au crible d’une critique lucide et rigoureuse. S’y lit bien sûr le situationnisme en germe, la question de l’action sociale qui « soulève le problème de l’expression humaine sous toutes ses formes ». On ne saurait mieux donner une idée de l’exaltation à venir…

À l’autre extrémité de l’œuvre, et pourtant du même côté de la rive, Li Po, le chantre de l’errance et de l’eau-de-vie, qui semble avoir emprunté le chemin de Debord, comme avant la lettre. À moins que ce ne soit l’inverse ?

« Vivre en ce monde est comme un grand rêve.
À quoi bon se fatiguer ?

Aussi tout le jour je suis ivre. »

Poésie, etc. La librairie de Guy Debord

Fiche « Cœurderoy » de Guy Debord © BnF/Fonds Guy Debord

La citation, et son corollaire obligé, le détournement, furent sans doute le moment le plus vivant, le plus stimulant, le plus intelligent du situationnisme, une pratique que Debord poussa à l’excès, truffant ses textes et ses films des mots et des idées des autres. C’est ainsi que Lautréamont se retrouve cité sans être cité dans La société du spectacle : « Les idées s’améliorent. Le sens des mots y participe. Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l’idée juste. » Et c’est un délice, dans ce livre-ci, que de remonter le cours de certaines citations, se retrouver à l’embouchure d’une phrase, d’un texte, d’une idée qui vient sous la plume de l’un et qui se retrouvera bientôt sous celle de l’autre : l’Ordre du Temple, Hölderlin, Dante, Pascal, Goethe… Il n’est pas jusqu’au début des Jours d’exil d’Ernest Cœurderoy qui n’évoquerait, par anticipation, le début de Panégyrique 3 (qui n’existe pas !). Lisez. Comparez :

« Ce récit n’est pas une confession : — je n’en dois à personne ; — encore moins une confidence : — je n’en fais qu’à mes amis. — Ce n’est pas non plus une biographie : — Dieu merci ! je ne suis pas un homme célèbre ; — ni une théorie sociale : — je n’ambitionne pas le dangereux titre de chef de secte. — Ce ne sont pas des mémoires : — ce titre serait prétentieux et vide de sens dans un temps où mille têtes s’élèvent suffisamment au-dessus des autres pour attirer l’attention. — Ce ne sont point des impressions de voyage : — les touristes ont des jambes pour ne pas marcher, des yeux pour ne pas voir, une intelligence pour ne rien étudier, un cœur qui ne sent pas. »

Poésie, etc. La librairie de Guy Debord

Fiche « Baudelaire » de Guy Debord © BnF/Fonds Guy Debord

Si toutefois l’on devait n’en retenir qu’un, ce serait Cravan et ses Notes. À le lire recopié par Debord, on a l’impression de lire Debord… qui se copie. Morceaux choisis :

« J’ai rêvé d’être assez grand pour fonder et former à moi seul une république.

J’ai été aussi le poète des destins.

Il n’est personne qui puisse me comprendre car il serait moi.

Ma haine du travail.

Ce livre a certainement sa place dans la surproduction contemporaine. »

Qu’est-ce que la poésie pour Debord ? Une manière d’écrire qui ne se sépare pas d’une façon d’être. Ou plus simplement, et plus mystérieusement : la vie à l’épreuve du feu. On vous avait pourtant prévenu…

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